Pour les femmes qui participent au black bloc, se joue un combat féministe permanent. Oscillant entre lutte contre le sexisme, autocensure, soin et attention à l’autre, ces militantes revendiquent une action certes violente, mais avant tout politique.
« Qu’est-ce qui dérange le plus ? La radicalité ? Ou la radicalité d’une femme ? » Narca (1), 22 ans, arpente les manifestations depuis le lycée, attentive à son désir lancinant « d’aller plus loin » qu’une simple marche. « Avant de rejoindre le bloc, j’avais la rage. » Élevée par des parents peu militants, c’est lors d’une année d’études à l’étranger qu’elle rencontre des camarades plus radicaux et entre dans la mouvance libertaire, « alors que la répression est déjà intense ». Narca va d’abord découvrir l’art politique du tag, qu’elle affectionne. Puis les dégradations d’horodateurs, les pavés dans les vitres des banques, les bouteilles remplies de peinture. « Le rapport à la violence ne me pose pas de problème, je suis apte à m’y confronter. Je la vois comme un moyen d’alerter sur notre exis- tence et sur la violence qu’on subit en tant que femme et/ou minorité. »
Diplômée de sciences politiques, la militante a vu son regard sur la police évoluer – « ACAB » (2), souffle-t-elle – et s’interroge autant sur sa posture que sur le rôle attribué aux femmes dans un black bloc. La chercheuse Geneviève Vaillancourt (3) a montré par exemple que les femmes y jouent davantage un rôle organisationnel : apporter les banderoles et le matériel, cacher les personnes qui cassent, protéger leur fuite… Reproduisant ainsi, à l’intérieur des groupes militants, les postures sociétales assignées aux femmes.
Narca compose donc avec la peur, sa sœur siamoise, et son genre, qui l’empêche d’évoluer dans la lutte comme elle aimerait. Avec cette frustration qui en découle. « On n’est pas “faibles”, ni “moins radicales”, mais on n’ose pas tout comme les hommes, c’est vrai. Je me suis déjà demandé: “Est-ce ma place ? Ai-je la force physique et le mental suffisants?” La question de la légitimité revient souvent, surtout quand il y a beaucoup d’hommes qui agissent et parlent de manière paternaliste. » La militante est plus à l’aise dans les manifestations non mixtes, où elle va davantage tenter des actions. Dans ces moments-là, bien entourée, elle fait ce qui lui passe par la tête, portée « par une fougue inconsciente », libérée du regard des manifestants hommes. Elle y ressent une plus grande sécurité, une solidarité solide, quasi sororale. Elle se découvre alors « maternante », soucieuse des autres militantes, même au milieu du gaz lacrymogène, des cris et des bris de glace. Auprès de ses ami·es non militant·es, elle préfère désormais taire son mode d’action de peur qu’ils ou elles ne la comprennent pas. « Ça dépend beaucoup de l’entourage, d’oser la radicalité. »
UN MILITANTISME QUI RELÈVE D’UN EXERCICE D’ÉQUILIBRISTE
Né en Allemagne au début des années 1980, le black bloc est une des tactiques du mouvement autonome. Les femmes y sont présentes depuis le début. « Elles ont créé des maisons de femmes dans des squats, des centres d’hébergement pour celles qui fuient leur conjoint violent… Ce mouvement autonome vient s’imposer contre l’État paternaliste. La compétence féministe a toujours existé dans les franges radicales », explique Émeline Fourment, docteure en science politique, spécialiste des femmes dans le black bloc allemand. « Elles sont les précurseuses de ce mouvement. » Un constat que dresse aussi le politiste québécois Francis Dupuis-Déri dans son livre Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent (éditions Lux, 2019) : « Les femmes étant en général très actives dans les mouvements sociaux progressistes […], il n’est pas étonnant qu’elles le soient dans les manifestations plus radicales de ces mouvements.» La stratégie du black bloc s’est exportée aux États-Unis à partir des années 1990, dans le cadre du mouvement altermondialiste. « La consécration internationale des black blocs remonte à la mobilisation contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999, rapporte Émeline Fourment. Ce fut aussi le moment où les médias ont commencé à prendre en compte leur tactique. » Elle est ensuite revenue en Europe, plus largement diffusée, en opposition aux rencontres des grandes puissances mondiales. « La tactique a véritablement intégré le répertoire d’action français dans les années 2010, dans un contexte international de mobilisation contre les politiques d’austérité qui ont suivi la crise de 2008 », complète la chercheuse.
Ainsi, dans les années 1980, dans un État allemand hostile au féminisme, ces militantes ont participé dès le début aux manifestations anticapitalistes, d’abord dans un souci de visibilité et de réappropriation de la violence, « ou plutôt de la “menace” que représente le black bloc, poursuit Émeline Fourment. Se sentir capable d’incarner la violence en tant que femme, c’est aussi ne pas en laisser le capital symbolique aux hommes, car cette violence est très valorisée dans les milieux libertaires. » Pour autant, selon ces féministes, cette Militanz (« militance» en allemand) doit, certes, être utilisée, mais modérément valorisée, car elle représente une forme d’exacerbation de la virilité. Le militantisme de ces femmes radicales relève donc souvent d’un exercice d’équilibriste. Lors de ses recherches, Émeline Fourment a rencontré de nombreuses femmes pour qui le fait de participer au black bloc renforce leur confiance en elles, et qui disent améliorer leurs aptitudes physiques par la pratique de sports d’autodéfense. Mais l’adoption d’un mode d’action très masculin ne renforce-t-il pas les dynamiques internes du sexisme ? s’interrogent Émeline Fourment tout autant que les femmes du bloc.
RACISME, SEXISME ET CODES VIRILISTES
La tenue noire des militant·es du black bloc est perçue comme agenrée, c’est-à-dire neutre. « Mais est-ce un masculin neutre ou un neutre tout court ? » questionne l’historienne Fanny Bugnon, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre. « Avec ces silhouettes unisexes, on n’est plus sûr·es des attributs corporels de distinction entre hommes et femmes. Or, le monde est pensé de manière sexuée, l’identification d’une personne se fait en premier lieu par le prisme du genre. » Pour beaucoup, donc, seuls des hommes, aptes à la violence, se dissimulent sous ces cagoules. Une fausse évidence qui invisibilise les femmes en lutte autant que les luttes des femmes.
C’est ce que souligne également une militante aguerrie : « Derrière ma cagoule, je suis toujours une femme. Et que ça vous plaise ou non, en tant que femme, dans nos milieux, j’ai travaillé dur pour obtenir mes “qualifications au combat” […] Mais même à présent, les valeurs de l’insurrection au masculin, de la conviction idéologique inébranlable et de la capacité à faire mal pour la cause ne me viennent pas toujours “naturellement” (4). » Pour les chercheur·euses québécois·es Geneviève Vaillancourt et Francis Dupuis-Déri, « il importe de réfléchir à la fois aux femmes dans les black blocs et aux enjeux de luttes internes auxquelles elles doivent faire face ainsi, pour que l’anonymat ne masque pas le pouvoir révolutionnaire des femmes prenant part à l’action directe ». (5)
La lutte anticapitaliste, matrice du combat du black bloc, demeure pour ces femmes le combat le plus important, même si elles se reconnaissent aussi dans le féminisme et le combat en faveur de l’écologie. « Nous, on vient justement briser les codes de la pseudovirilité, assène Lana, 28 ans. Quand t’es une femme, on t’a mis dans une case, et tu sais que si tu en sors on va te faire chier. » Cette ancienne street medic (secouristes bénévoles autogérés présents lors des manifestations) reconnaît dans le black bloc une énergie collective, mais elle se désole de la forte imprégnation du sexisme dans le mouvement : « Quand on lance un slogan, c’est moins repris si c’est une voix féminine. Pour te faire ta place, il faut prouver que tu es légitime, et ça passe par des codes virilistes. Un homme qui arrive dans le bloc sera d’emblée légitime. »
CONTRE LA VIOLENCE DE L’ÉTAT
Se définissant comme femme racisée (6), Lana dit sa déception face au sexisme et au racisme du milieu militant, qu’elle imaginait plus safe, plus attentif à l’intégrité émotionnelle. « J’ai participé à des ouvertures de squat, il faut barricader, bricoler, et toi on ne te laisse rien faire à part la bouffe ! Les mecs cis (7) ne partagent pas leurs connaissances. » Or, agir de manière radicale s’apprend. L’art du camouflage, du jet de projectiles, du tag, du bris de glace, la rapidité d’action, tout se transmet et s’acquiert. Mais la jeune femme n’a pas l’intention pour autant de s’arrêter de militer, elle qui s’amuse de voir des « gros machos » échouer face à une vitre, là où elle, avec sa silhouette discrète et sa petite taille, parvient à la briser d’un seul geste, adroit, avec « [son] morceau de tungstène ». « C’est une façon de dire à l’État qu’il ne sera jamais tranquille, poursuit Lana. La casse est ciblée, ce n’est pas pour le show ou foutre le bordel. » Banques, agences d’intérim, assurances, institutions : les bâtiments visés sont des symboles du capitalisme. « Je ne considère pas ça violent de briser une vitrine de banque, soutient Narca. Pour moi, c’est une réponse à la répression. On est militantes parce qu’on ne peut pas faire autrement, on ne demande pas à tout le monde de faire la même chose. Moi je suis pour l’addition des modes d’action.» Un avis que partage Lana, pour qui la violence vient de l’État : « J’aspire à un monde de bisounours, je ne vois pas en quoi je mérite la prison. Or je me prends des coups de matraque… » Lana exerce dans le milieu médical. Comme toutes les militantes, elle perçoit que le care est plus développé chez les femmes, du fait d’une construction sociale qui assigne ces compétences au genre féminin. Un atout dans un black bloc ? En tout cas, le ciment d’une plus grande solidarité qui rend les femmes plus attentives aux autres que leurs camarades hommes. La chercheuse Émeline Fourment fait ce constat lapidaire : « Si la solidarité d’un black bloc ne devait compter que sur les hommes, elle n’existerait pas. Le black bloc est solidaire grâce aux femmes. Et sans elles, il serait moins performant. »
Cécile, 24 ans, relève sa chance de ne pas vivre de sexisme au sein du groupe dans lequel elle milite et où les femmes sont majoritaires. Communiste à tendance libertaire, politisée depuis le lycée, elle a souvent manifesté seule, avant de rencontrer ses camarades. « Je ne savais pas faire au début… Je me sentais vulnérable. » Avec les poches pleines de peinture, prompte au tag, brandissant la banderole de tête de cortège, la jeune femme va au front, dissimule son genre pour brouiller les pistes et s’autocensure encore parfois : « Jeter des cailloux ou des projectiles plus “durs” que de la peinture, je n’ai encore jamais fait. J’ignore si c’est en lien avec ma sociabilité féminine ou si c’est juste l’instant T qui n’est pas adéquat… »
Dans cet engagement militant, elle revendique l’usage politique d’une forme de violence. « Je ne me suis jamais dit que ça ne pouvait pas être pacifique. C’est d’ailleurs davantage une défense qu’une violence. J’estime que c’est la police qui fixe le niveau de violence. » Cécile craint l’arrestation et la garde à vue. L’avocat Stéphane Vallée, qui compte des militantes parmi ses client·es, raconte les insultes et les remarques sexistes proférées par les membres des forces de l’ordre, lors des manifestations, et, surtout, lors des interpellations : « Les personnes qui portent les banderoles sont principalement la cible d’injures. Elles sont plus facilement prises à partie quand leur genre [féminin] est visible. » Pour autant, l’avocat n’observe pas de différence de traitement dans la réponse judiciaire. « Mais avec mon regard d’homme, je ne perçois peut-être pas tout… », concède-t-il.
LE CAUCHEMAR DES MASCULINISTES
Peur d’une arrestation par un groupe d’hommes, peur de la blessure : la mise en danger de soi peut être inconfortable pour ces femmes. Cécile, qui a déjà été blessée par une grenade, l’admet. Car le black bloc engage le corps : épreuve physique et risques d’attouchements par les manifestants et les forces de l’ordre. Le black bloc vient perturber l’intime en recréant un corps géant, une entité, indistincte, qui se meut de façon imprévisible. Pendant les émeutes, ces moments de « simulation de chaos », comme les nomme le chercheur Romain Huët dans Le Vertige de l’émeute (PUF, 2019), « le corps ne s’appartient plus, il est plongé dans le corps collectif ». D’un coup, il n’est plus seulement vulnérable, il est puissance, colère, exutoire. Il s’exprime par une forme de destruction salvatrice, porteuse d’un message fracassant. « Des femmes enfilent masques, lunettes et K‑way. Elles cassent des vitrines, mettent le feu, se confrontent aux forces de l’ordre, et, surtout, foutent le zbeul. Ce ne sont pas des vandales, ce sont des militantes qui ont fait le choix d’employer leur corps, ces corps abusés et maltraités, comme moyen d’action directe. Leur tactique est politique, émancipatrice et stratégique », écrit la militante Irene dans La Terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste (éditions Divergences, 2021).
Loin de l’image simpliste de la « casseuse», la militante du black bloc est une femme politisée, qui vient perturber, troubler l’ordre (patriarcal) établi. « Elles ne sont pas “à leur place”, souligne Fanny Bugnon. Elles ne correspondent pas à leur assignation “classique”, dans la sphère familiale. L’une des réactions fréquentes consiste à nier ou à relativiser leur engagement. Elles seraient sous l’influence d’un homme, ou de leur psychisme “dérangé”, ce qui justifierait cette transgression de l’ordre public mais aussi des normes de genre. » Selon le discours repris régulièrement par certains médias et hommes politiques, cette violence serait d’ailleurs récente et ponctuelle. Un « déni d’antériorité » (8) qui nie la capacité d’autonomie politique des femmes. La femme violente n’existerait donc pas.
Elle ne peut pas, censément, tout transgresser ! Son genre, sa place, son rôle, son caractère. « Ainsi sont communément traitées les femmes en armes, comme des parenthèses, des enclaves dans les territoires masculins », résument Coline Cardi et Geneviève Pruvost dans Penser la violence des femmes (La Découverte, 2012 ; lire aussi l’entretien avec Coline Cardi). Par leur posture et leur mode d’action, les militantes du black bloc sont le cauchemar des masculinistes (9). Cette peur ancrée de femmes faisant exploser le carcan imposé. N’en déplaise aux détracteurs du bloc, il faut même penser plus loin. Penser la joie de la violence. Ces femmes, qui « transcendent leur identité conventionnelle féminine », selon les termes du chercheur Francis Dupuis-Déri, le font dans l’allégresse. « Il y a un côté jouissif, évidemment, assume Narca. Mais il ne faut pas oublier que c’est aussi un dernier recours. » Lana, quant à elle, se veut optimiste: « J’ai l’intime espoir que la révolution se fasse dans la joie et qu’elle sera féministe. »
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(1) Les prénoms des militantes citées dans l’article ont été modifiés.
(2) Acronyme de All Cops Are Bastards (« tous les flics sont des bâtards ») : expression anti-police née dans l’Angleterre ouvrière d’avant la Seconde Guerre mondiale.
(3) Geneviève Vaillancourt, « La division sexuelle du travail militant black bloc : des outils et des corps », mémoire de maîtrise de sociologie, Université du Québec à Montréal, 2019.
(4) Texte anonyme, Après avoir tout brûlé, Infokiosques.net, 1er décembre 2009 – publié à la suite du sommet de l’OTAN à Strasbourg.
(5) Francis Dupuis-Déri et Geneviève Vaillancourt, Féministes et recours à la force politique : des suffragettes britanniques aux « casseuses » des black blocs, revue Françoise Stéréo, no 3, mars 2015.
(6) Le mot « racisé » vient de faire son entrée dans le dictionnaire (édition 2022 du Petit Larousse illustré) sous la définition suivante : « se dit de quelqu’un qui est l’objet de perceptions ou comportements racistes ».
(7) Cisgenre : dont l’identité de genre est en concordance avec le sexe attribué à la naissance.
(8) Concept forgé par la sociologue Delphine Naudier au sujet des écrivaines dont on ne cesse de s’étonner qu’elles existent, alors même que leur présence est constante dans l’histoire de la littérature. Lire aussi « Violentes et invisibles ».
(9) Masculinisme : idéologie qui s’est construite en opposition au féminisme et qui défend la position dominante des hommes dans la société en assignant aux genres masculins et féminins des caractéristiques essentialistes.