Virginie Despentes, c’est vous qui avez voulu rencontrer Philippe Poutou. Pourquoi ?
Virginie Despentes Parce que pendant toute la séquence présidentielle cette année, c’était vraiment important de te voir dans l’espace médiatique. Et pas uniquement pour moi.
Philippe Poutou L’idée de cet entretien me plaisait, mais lorsque je reçois ce genre de sollicitation, je demande d’abord l’avis de mes camarades, parce que je ne suis que le porte-parole d’une organisation. Et là, on m’a répondu : « Mais évidemment qu’il faut la faire, cette rencontre ! » Pour être franc, je te connaissais très peu, Virginie. Ce que je connaissais de toi, en réalité, c’est le texte que tu avais écrit après la cérémonie des César en 2020 « Désormais on se lève et on se barre¹ ». Je l’avais trouvé super fort, très politique, et l’avais partagé sur Facebook. Et depuis, quand même, j’ai lu King Kong théorie parce que je savais que j’allais te rencontrer.
« Un des bons côtés quand on a passé les 50 ans, c’est qu’on n’attend plus grand-chose de nous. C’est un peu comme les lesbiennes, tu fais comme tu veux parce que de toute façon tu ne devrais même pas exister. »
Virginie Despentes
Virginie Despentes, en préparant cet entretien, vous nous avez dit : « Ce qui m’intéresse chez Philippe Poutou, c’est sa masculinité. » Philippe, avez-vous déjà réfléchi à la masculinité que vous incarnez ?
Philippe Poutou Je vais dire non… [rires]… Franchement… Quel sens vous mettez sous le mot « masculinité », en fait ?
Virginie Despentes Le sens, c’est que parmi les hommes politiques tu incarnes quelque chose de différent. Quand on t’agresse sur les plateaux télé, tu ne bouges pas, tu es vachement doux. Tu n’incarnes pas une masculinité arrogante ou de bourge, que ce soit dans ta manière de t’habiller ou dans ta façon de parler. On est très loin de Mélenchon, de cette masculinité patriarcale, dominante, classique. Et puis, il y a aussi autre chose qui m’intéresse, je ne veux pas être blessante du tout, mais souvent dans les médias, tu es tellement maltraité, que tu te retrouves dans une position que nous, les filles, on connaît bien : tu as beau dire des choses impeccables, tout le monde s’en fout. Mais ce qui est génial, c’est que tu ne te laisses pas démonter : ça se passe à un autre niveau que l’agressivité masculine traditionnelle telle qu’on la connaît, notamment en politique, notamment en France.
Philippe Poutou C’est vrai que je ne suis pas pris au sérieux. J’ai le sentiment que ce que je dis, ça ne compte pas. L’interview dans les médias, c’est physique. On est piégé, on rentre dans un truc où on ne maîtrise plus grand-chose.
Virginie Despentes Hé ! tu te démerdes vachement bien. La première fois que je t’ai vu, c’était chez Ruquier, il y a une dizaine d’années, c’était une émission qui était d’une violence extraordinaire, et tu t’en étais super bien démerdé [lire l’encadré page 14].
Philippe Poutou C’est difficile de savoir comment réagir quand, comme moi, on ne maîtrise pas cet exercice. Mais justement, après ce premier passage chez Ruquier, on m’avait beaucoup reproché de ne pas avoir ouvert ma gueule, de ne pas avoir quitté le plateau, par exemple.
La députée écologiste Sandrine Rousseau a été traitée de manière similaire pendant la campagne présidentielle et a dénoncé la misogynie dont elle a été l’objet. À votre avis, qu’est-ce qui fait que certains médias en arrivent à traiter des invité·es de cette manière ?
Virginie Despentes Depuis une trentaine d’années, les représentants de la gauche radicale sont rarement invités sur les plateaux de télévision. Pour fréquenter depuis longtemps les milieux parisiens ultra privilégiés, je peux dire que, dans leur esprit, cette gauche radicale, elle est foutue depuis longtemps, elle n’existe pas. Ça fait longtemps que les médias se font le relais d’une pensée ou d’une lecture de la réalité qui fait du système ultralibéral le seul système possible. Et ça n’est pas propre qu’à la France : partout dans le monde, on s’est laissé convaincre de cela. Mais je crois que cette élite est en train de comprendre que le sort de l’extrême gauche n’est peut-être pas si réglé que ça, et que le Rassemblement national ne sera pas pour toujours la seule voix populaire. C’est au niveau de nos imaginaires qu’il faut travailler. On n’est plus capable d’imaginer des récits dans le futur qui ne soient pas des dystopies atroces. Et ça, ça fait cinquante ans que ça dure. Quand on imagine un futur, le libéralisme est toujours ultra gagnant, l’État policier ultra gagnant. Ce qui m’intéresse, c’est de récupérer cette possibilité d’imaginer les choses différemment.
Philippe Poutou Le monde est hyper violent, mais la violence, ce n’est pas juste bombarder un peuple. Ça s’incarne aussi dans la manière dont on s’adresse aux gens. Chez les Léa Salamé et Laurent Ruquier, on dirait que tout est permis : ils peuvent rigoler, dénigrer ce que raconte une femme politique comme Sandrine Rousseau, ou d’autres invités. C’est une vraie violence de la société. De toute façon, les médias, c’est quoi ? C’est l’exercice du pouvoir des dominants.
Virginie Despentes, sur la question des masculinités, vous avez écrit dans King Kong théorie : « Tout ce que j’aime de la vie, tout ce qui m’a sauvée, je le dois à ma virilité. » Ça consiste en quoi, la virilité chez une femme ?
Virginie Despentes Je me pose de moins en moins la question de ce qui est féminin ou masculin chez moi. Mais, à l’époque où j’ai écrit King Kong théorie, oui, ça me semblait évident. En tant que femme, j’ai passé mon temps à décevoir et ça a été probablement la meilleure idée que j’ai eue. Et j’imagine que c’est ça qui est viril : ne pas être serviable, ne pas être spécialement aimable, ne pas être très attirée par la sphère domestique, ne pas avoir fait d’enfant, enfin tout ce qu’on attend d’une femme. Un des bons côtés quand on a passé les 50 ans, c’est qu’on n’attend plus grand-chose de nous. On est censées carrément pas être là. C’est un peu comme les lesbiennes, il y a un côté où, bon… ben, là tu fais comme tu veux parce que de toute façon tu ne devrais même pas exister.
Dans ce passage, vous parlez aussi de votre attrait pour l’argent et pour le pouvoir. Est-ce que c’est compatible avec ce que vous défendez politiquement ?
Virginie Despentes Ah qu’est-ce que j’aime l’argent ! Franchement, je le souhaite à tout le monde : plein d’argent gagné sans rien foutre. Et c’est pareil pour le pouvoir. C’est vraiment une position idéale dans la vie. Surtout quand on est une fille. Quand tu es une femme, tu es censée avoir de la pudeur par rapport à l’argent et pas aimer l’argent. Je souhaite à tout le monde une douche d’argent et je pense que ça réglerait un tas de problèmes.
Philippe Poutou L’argent, c’est la liberté de faire ce qu’on veut. L’émancipation, ça passe par ça aussi. Donc OK pour l’argent, mais pas quand il permet d’exercer du pouvoir sur les autres. L’argent pour vivre sa vie et envoyer bouler les autres, oui. Toi, dans King Kong théorie, tu dis que t’aimerais être un homme dans le sens où tu as envie de gueuler, de dire merde, d’envoyer bouler tout ça et exprimer une révolte brute. C’est comme ça qu’on renverse le monde.
La question de la violence défensive face aux oppressions, de classe ou de genre, est centrale dans vos réflexions, chez l’un·e comme chez l’autre. Dans la société française actuelle, quand le recours à la violence est-il légitime, selon vous ?
Virginie Despentes Ce qui m’interroge, ce n’est pas tant la légitimité de la violence que son efficacité. Je ne condamne pas la violence, mais je remarque à quel point elle peut être utile pour le pouvoir en place. En Espagne, ETA a permis aux gouvernements espagnols successifs d’instaurer des lois liberticides et répressives. En France, la violence permet de justifier la mise en place de lois sur le séparatisme qui ne sont pas discutées, alors même qu’elles sont sans précédent. Quand le pouvoir est extrêmement violent, pour y répondre et que ce soit payant, il faut vraiment que tu sois ultra violent, ultra armé. J’ai été une femme jeune et violente, j’ai vraiment compris dans mon corps ce qu’était l’envie de violence. Mais je sais que la violence reste le langage du pouvoir.
Philippe Poutou Dans mon parti, je suis le premier à justifier la violence de la révolte. Même quand elle vient des black blocs. Mais c’est vrai que ça pose immédiatement la question de l’efficacité. Les blacks blocs, malheureusement, ça permet à Darmanin, le ministre de l’Intérieur, de justifier la répression. Je pense que le monde ne changera que si une forme de violence s’exerce. Puisqu’il faut que le dominant ou le possédant ait peur. S’il n’a pas peur, comment on fragilise le pouvoir ?
Virginie Despentes On doit pouvoir déstabiliser un système autrement que dans la violence. Moi, ça m’a vachement frappée quand même, le confinement, on a vu que, si on voulait, on pouvait décider d’arrêter d’aller bosser. J’entends parler de ces démissions en masse aux États-Unis. Je vois qu’en Espagne ils ont du mal à trouver des gens pour bosser la nuit. Ce n’est pas impossible qu’à l’échelle mondiale les jeunes qui, aujourd’hui, ont 17 ou 18 ans, se disent un jour : on ne va plus bosser ni acheter, vous nous cassez trop les couilles.
Philippe Poutou C’est ce qu’on appelle la désobéissance civile. C’est sûr que c’est un outil efficace.
Virginie Despentes Dès que c’est collectif, il y a moyen de faire disruption. Mais pour que ça marche, il faut que tout le monde participe.
« Est-ce que les hommes ne pourraient pas s’asseoir et se demander collectivement comment avoir une sexualité moins glauque, moins brutale, moins meurtrière ? »
Virginie Despente
Philippe Poutou La violence est parfois un outil de faiblesse. Elle est utile quand on est une minorité, mais si on est des millions ou des dizaines de millions, on n’a pas besoin de la violence. Certains pensent qu’être violent, c’est être radical, mais il existe des combats qui ne sont pas violents tout en étant très radicaux, et qui remettent en question le système. Les luttes féministes, par exemple.
Virginie Despentes Oui, les luttes LGBT ont été vraiment pacifiques pour le coup. L’action la plus violente qui ait été menée, ça a été de jeter du faux sang sur des murs². Et ça a changé la donne. En Amérique latine, il y a toute une réflexion autour de la dette. Si t’es une seule personne qui doit de l’argent à une banque, c’est la banque le chef, mais si tu représentes 300 millions de personnes qui doivent de l’argent, c’est toi le chef. Parce que si tu décides, en tant que syndicat d’endettés, d’arrêter de payer, il va falloir que la banque discute avec toi pour trouver une solution. Et ça, c’est des trucs très radicaux qui sont devenus presque inimaginables dans nos têtes, comme annuler des dettes ou jouer le bras de fer avec la banque par exemple ou avec le monde de la finance, en se collectivisant. Ça, ce n’est pas de la violence, c’est de la justice.
Virginie Despentes, vous êtes une des premières femmes connues à avoir parlé publiquement de votre viol. De nombreuses féministes se demandent aujourd’hui comment faire pour que les hommes cessent de violer. Qu’en dites-vous ?
Virginie Despentes J’ai des éléments, mais la réponse va être longue… ! Si les petites filles en maternelle apprenaient à se battre de façon vraiment vigoureuse, je crois qu’il y aurait moins de viols. En dehors de ça, sortir collectivement de l’hétérosexualité me semble être une bonne piste pour protéger les femmes. Il faudrait quasiment interdire l’hétérosexualité ! Mais le problème du viol réside aussi dans le fait qu’on ne parle jamais aux garçons de leur sexualité. Avec #MeToo, beaucoup d’hommes de ma génération ont été totalement déphasés, parce que personne ne leur a jamais expliqué quoi que ce soit sur leur sexualité. Il y a beaucoup de mecs qui violent sans même être capables de mettre un nom sur ce qu’ils viennent de faire. Malgré cela, je trouve qu’une nouvelle génération de jeunes garçons vraiment différents est en train d’émerger. Est-ce que les hommes ne pourraient pas s’asseoir et se demander collectivement comment avoir une sexualité moins glauque, moins brutale, moins meurtrière ? Pourquoi ça les dérange autant que les femmes puissent avoir une sexualité épanouie, alors que c’est une donnée nécessaire à leur sexualité hétérosexuelle ?
Certains pensent qu’être violent, c’est être radical, mais il existe des combats qui ne sont pas violents tout en étant très radicaux, et qui remettent en question le système. Les luttes féministes par exemple. »
Philippe Poutou
Quel peut être le rôle de la justice pour que les hommes arrêtent de violer ?
Philippe Poutou Il faut que la justice soit beaucoup plus sévère, mais on sait que ça ne résoudra pas tout. La justice fait peur, elle peut aider à limiter la violence. Elle rend aussi légitime une défense, en sanctionnant l’oppresseur. Mais la question de l’éducation est centrale. Et plus globalement, la question des rapports d’oppression, des rapports de propriété. Puisque la propriété aide à dominer et à opprimer.
Virginie Despentes Et d’ailleurs, il y a quelque chose que je voudrais ajouter, je ne fais pas de séparation entre la sexualité hétérosexuelle des mecs et le système ultralibéral. Dans les deux cas, il s’agit de retirer tout pouvoir ou de silencier complètement l’autre, sans s’interroger sur la conséquence de cette action, c’est-à-dire de refuser de reconnaître l’autre comme quelqu’un.
Mais en France, 70 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite.
Virginie Despentes #MeToo a été une vraie révolution dans les esprits, mais dans la plupart des pays, ça n’a pas fait bouger la justice. Peut-être que les policiers, parfois, sont mieux formés pour prendre les plaintes, ce qui déjà est très important. Mais dans les cours de justice, il y a eu très peu d’évolution. De toute façon, #MeToo, c’est un peu comme le Covid, t’as l’impression que les gens attendent que ça passe pour recommencer comme avant. Je pense que c’est super important de porter plainte si tu sens que ça va te faire du bien pour te reconstruire. Autour de moi, par exemple, pour les gens qui ont été victimes d’inceste ou de pédophilie, le fait qu’une autorité entende ce qu’ils et elles ont à dire est une étape vers la reconstruction. Le problème c’est que la réponse de la justice est quasi systématiquement la prison. Or, ça n’est jamais une réponse adéquate contre le viol : tu vois très peu de mecs sortir de prison en disant : « Ça va beaucoup mieux, là j’ai compris un truc sur ma responsabilité, le mal que j’ai fait, je ne recommencerai jamais. » En prison, ils ramassent tellement qu’ils deviennent eux-mêmes des victimes et qu’ils vont ensuite encore plus casser les couilles à tout le monde en sortant. L’enfermement, c’est probablement une des plus belles usines à violeurs qu’on connaisse.
Philippe Poutou Pourtant, pour protéger les victimes, t’es obligé d’enfermer les gens qui sont dangereux. À Mérignac, il y a eu l’histoire de Chahinez³, cette femme qui a été brûlée vive par son mari qui venait tout juste de sortir de prison, alors que personne n’était au courant qu’il était sorti. Dans ces cas-là, comment fait-on pour protéger les victimes ? Mais c’est vrai que ça questionne : le mec, il a fait de la prison, il ressort et il tue sa femme…
Virginie Despentes Oui, il faut trouver autre chose.
Philippe Poutou Quand Damien Abad⁴ est réélu avec 57 % des voix [aux législatives, alors qu’il est accusé de viol], quand Gérald Darmanin reste ministre de l’Intérieur [alors qu’il est accusé de viol], on se dit putain, en fait, ils s’en foutent de #MeToo. C’est que Macron et d’autres assument ce genre de choses. Aujourd’hui, quand un homme est accusé de violences sexuelles, on devrait croire la parole des femmes et dire [au coupable] : allez, fini, tu t’en vas. Le fait qu’ils restent en place montre que le rapport de force est encore en leur faveur.
Virginie Despentes, dans une interview il y a trois ans, vous disiez être « en colère contre les hommes ». C’est toujours le cas ?
Virginie Despentes Les mecs n’ont pas beaucoup bougé depuis le début de #MeToo il y a cinq ans. Ou plutôt, ils ont bougé dans le sens de la solidarité masculine, en se défendant les uns les autres. Ça ne me surprend pas… Désolée, je ne veux pas te mettre mal à l’aise, Philippe, mais #MeToo, c’est nous, les femmes, que ça concerne. C’est la possibilité de raconter notre histoire entre nous. Et d’apprendre à s’écouter les unes les autres. Les hommes de ma génération, je vois bien, ils n’ont pas entendu. Je ne suis pas en colère contre eux, mais j’aurais préféré qu’ils écoutent un peu plus attentivement et qu’il se posent des questions.
Ce qui me surprend, c’est qu’ils se soient aussi peu exprimés en tant que victimes. Je vois beaucoup de mecs qui commencent à raconter leurs histoires d’abus sexuels quand ils étaient petits garçons ou jeunes adolescents. Il faudrait qu’on se rende compte que les corps des garçons et les corps des adolescents ne sont pas des corps d’hommes, ils sont presque comme des corps de femmes dans l’espace public. Les mecs de 20 ans aujourd’hui, quel que soit leur milieu, se sentent davantage concernés, ils sont capables de considérer les femmes comme des personnes à part entière, de penser que le féminisme, c’est aussi important que l’antiracisme et que la lutte des classes. Ils ont cessé de penser que les femmes étaient uniquement des hôtesses d’accueil. Sincèrement, je ne pensais pas voir ça dans ma vie.
Philippe Poutou Moi, à la maison j’ai deux ados de 16 et 19 ans qui ont deux amis en train de faire leur transition de genre et pour eux, c’est normal. Nous, les vieux, même si on est ouverts, on a du mal à saisir ces termes de « binaire », « non binaire », et on se fait reprendre quand on utilise le pronom « il » alors qu’en fait c’est « elle ». Ces changements s’opèrent en profondeur et c’est rassurant.
Les questions de genre ont longtemps été absentes des mobilisations de l’extrême gauche. Les choses ont-elles évolué ?
Philippe Poutou Au NPA, on fonctionne avec des commissions dont une est spécialisée sur ces questions. Les camarades qui s’y trouvent sont parfois entrés chez nous dans le but de pousser ces sujets au sein du parti et de le bousculer de l’intérieur. Ce sont elles et eux qui nous ont sensibilisé·es à ces questions-là. On est un petit parti, donc c’est sans doute plus facile de changer des choses en interne. Et c’est nécessaire parce que les comportements machistes de domination existent, y compris chez les anticapitalistes.
Comment fonctionnez-vous au sein du NPA quand il y a des accusations de violences sexuelles ?
Philippe Poutou Nos statuts prévoient l’exclusion en cas de violences sexistes et sexuelles. Dans un premier temps, une commission de médiation intervient, suspend les mandats de la personne accusée et après enquête, une décision est rendue : en général, c’est l’exclusion. On a récemment eu un camarade qui a été accusé par sa compagne, elle aussi militante, d’agression : ça a mis quelques jours mais il a été débarqué. Ce qui est terrible, c’est que la plupart des camarades, trouvent toujours des excuses à ces comportements et tentent de retarder la sanction. On peut comprendre que, quand on est proche de quelqu’un, il soit difficile d’admettre qu’il a été violent. Peut-être que si j’avais un pote qui était dans cette situation j’aurais du mal à l’admettre. C’est très compliqué et ça montre quand même l’énormité du chemin à parcourir dans les milieux militants.
Philippe Poutou, dès 2012, dans un livre programmatique sorti juste avant la présidentielle, vous vous dites féministe. Comment s’est opérée votre prise de conscience ?
Philippe Poutou Alors là j’en sais rien ! Quand j’étais ado, j’étais fan de Bronski Beat⁵, le groupe de Jimmy Sommerville. Je ne sais pas si tu te rappelles, Virginie, mais quand tu ouvrais la pochette de leur album de 1984, tu trouvais le triangle rose [en référence aux homosexuels déportés pendant la guerre]. Donc, en tant que jeune mec, j’ai été sensibilisé aux luttes LGBT+. À l’époque, c’était une manière de dire merde à tout un monde. À la CGT, chez Ford, on me disait : « T’es un curé, toi ! », parce que j’essayais d’expliquer à mes camarades l’importance de ces combats minoritaires. Après, on peut toujours se dire féministe, on ne l’est jamais assez. Le plus compliqué, c’est les tâches domestiques : on a quand même moins le réflexe en tant que mecs de s’occuper du linge ou des autres tâches de la vie quotidienne, je le vois dans ma vie personnelle.
Vous ne faites pas la vaisselle chez vous ?
Philippe Poutou Si, c’est moi qui fais tout le temps la vaisselle ! Mais ça ne règle pas tous les problèmes.
Vous venez l’un et l’autre de milieux modestes et plutôt engagés. Qu’avez-vous fait de cet héritage ?
Philippe Poutou Mon père était postier. Il a démarré à 14 ans comme télégraphiste à vélo, à Bordeaux. Et ensuite, après avoir passé des concours internes, il a fini sa carrière comme receveur dans un bureau de poste.
Virginie Despentes Pareil ! Papa était télégraphiste, mais lui, il voyageait dans les trains de nuit.
Philippe Poutou Ma mère a arrêté ses études en troisième. Elle était dactylo dans l’administration. Et puis, de manière classique, elle a arrêté de bosser pour s’occuper de ses quatre enfants. Mes parents n’étaient pas militants, mais ils étaient de gauche et très contents quand Mitterrand a gagné en 1981. Je les revois le soir de son élection, lever les bras au ciel comme au stade quand un but vient d’être marqué. Quand j’ai commencé à militer à 18 ans [dans les mouvements anarchistes], je m’engueulais avec mes parents… À l’époque je les voyais comme des cons qui ne font rien, qui ne militent pas. Quand tu as 18 ans, tu penses que tu as tout compris, mais t’es con comme la lune. Ils votaient Arlette Laguiller en plus ! Il y avait pire quand même au niveau conscience politique ! Et puis mon père avait fait grève en 1968, puis les grandes grèves de la Poste dans les années 1970. Forcément, ils ont dû m’influencer. Si je milite, c’est grâce à eux. Je suis très fier d’eux, mais je ne le dis jamais.
Virginie Despentes Moi, mes parents étaient super jeunes quand ils m’ont eue. J’ai souvenir que, dans ma famille, la politique était vachement importante. C’étaient les années 1970, la période justement des grandes grèves de la Poste. C’était très joyeux, très vivant, c’était quelque chose qui rendait heureux, parce que ces luttes ont été très souvent victorieuses. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la France des années 1970 et 1980. Le service public à l’époque, ça marchait pas si mal que ça. Quand je vois le parcours qu’a eu mon père, qui a monté les échelons, en passant des concours, ou celui de ma mère qui était très impliquée dans son syndicat. C’était quand même quelque chose ! Je les voyais heureux dans leur travail. Chez nous, il y avait vraiment ce questionnement : qu’est-ce que c’est qu’un service public ? Et c’était un truc dont on discutait dans ma famille… Aujourd’hui, je peux pas aller dans un bureau de poste sans avoir une demi-heure de down. Ça me désespère de voir ce que cette boîte est devenue.
Philippe Poutou Mon père était fier d’être postier, fier d’être agent du service public. Être postier, c’était avoir des convictions, une vocation, un peu comme les personnels soignants aujourd’hui. Mes parents n’étaient pas militants, mais en étant de gauche, ils faisaient quand même partie de ce monde-là. Je me rappelle que, quand j’étais gamin, mes parents étaient adhérents à la Fédération Cornec, l’ancêtre de la FCPE [Fédération des conseils de parents d’élèves] : on allait aux kermesses avec des communistes ou des socialistes. C’était aussi très lié au fait de travailler dans le service public. C’était il y a cinquante ans à peine, mais tout s’est écroulé. Et il faut reconstruire, car la misère, aujourd’hui, elle provient aussi du fait qu’il n’y a plus de service public.
« En tant que jeune mec, j’ai été sensibilisé aux luttes LGBT+. À ka CGT chez Ford, on me disait : ” T’es un curé, toi “, parce que j’essayais d’expliquer à mes camarades l’importance de ces combats minoritaires. Après, on peut toujours se dire féministe, on ne l’est jamais assez. »
Philippe Poutou
Dans ce contexte économique de crise, et dans un contexte politique où infusent les discours racistes, islamophobes et misogynes, est-ce que vous pouvez nous donner des raisons d’espérer ?
Virginie Despentes On va les trouver, attends… On va trouver, on va trouver… Eh bien déjà la perspective de Philippe Poutou président dans cinq ans est quand même plutôt agréable ! Ce qui est sûr, c’est que ce système ultralibéral est probablement en bout de course. On n’a aucune idée de ce qui va se produire dans les dix années à venir et ça dépend énormément de comment on se comporte, les uns les autres et de ce qu’on est capables d’imaginer. C’est pour ça que je crois vachement aux jeunes. Moi, je vois bien, à 53 ans, on finit par réfléchir toujours un peu de la même manière, on a pris beaucoup de coups, donc on a un peu peur de tout renverser.
Philippe Poutou Il n’y a aucune raison d’abandonner tout espoir, car effectivement rien n’est écrit d’avance. Quand on milite, il y a des matins où les mauvaises nouvelles s’accumulent et où on se dit : « Putain, on n’y arrivera pas. » Mais en réalité, la question, c’est : « Est-ce qu’on y croit, est-ce qu’on n’y croit pas ? » Dans les meetings du NPA, je vois plein de jeunes. Et il y a des belles choses qui se passent : on parlait du mouvement #MeToo, les colleuses, etc. Dans l’agriculture, il y a des paysans et des paysannes qui se battent contre la machinisation infernale. Il y a des résistances partout.
Virginie Despentes Oui, et puis tu disais un truc qui était super positif, c’est qu’aux meetings NPA il y a plein de gamins. Ça pourrait ne pas être le cas, il pourrait y avoir 500 personnes qui ont toutes notre âge. Et moi, je l’ai vu sur les réseaux sociaux, c’était extraordinaire. On avait l’impression, sincèrement, que t’allais être élu président !
Philippe Poutou Après j’ai fait 0,77 %… [rires]
Virginie Despentes Il y a quelque chose qui va se passer après et ce sera collectif. Individuellement, on pourra tous s’occuper de nos chakras et de nos diètes respectives, mais collectivement il y a des grandes choses qui peuvent avoir lieu.
Philippe Poutou Et on a vu avec les printemps arabes au Maroc, en Algérie, ou encore le mouvement des parapluies à Hong Kong. C’est la jeunesse qui est à l’origine de tout ça.
Virginie Despentes Ça fait longtemps que l’extrême droite est là. À un moment, c’est pas impossible que la tendance se renverse !
Philippe Poutou En tout cas la gamelle de Zemmour à l’élection présidentielle, il faut qu’elle serve à quelque chose. Même si on est dans une ambiance qui est très réac, c’est un signe. Il s’est écroulé, et pourtant en octobre-novembre, on ne parlait que de lui, il était à 18 % dans les sondages.
Virginie Despentes On ne peut pas passer notre temps à être pessimistes, désespérés, avoir déjà perdu.
Philippe Poutou Parfois, une victoire électorale, même limitée, redonne de la confiance, et c’est ça qui permet de se relancer dans des mobilisations sociales. Au bout du compte, il faut qu’on reprenne la rue. •
Entretien réalisé le 22 juin 2022, à Paris, par Lucie Geffroy et Marion Pillas, corédactrices en chef de La Déferlante.
- Dans cette tribune publiée le 1er mars 2020 dans Libération, Virginie Despentes revient sur la cérémonie des César, quelques jours auparavant, au cours de laquelle Adèle Haenel avait quitté la salle à l’annonce du prix du meilleur réalisateur pour Roman Polanski. Elle dresse un parallèle entre cet événement et le passage en force du 49.3 pour la réforme des retraites qui relèvent, selon l’écrivaine, d’un même phénomène social : la violence de classe et de genre entre dominants et dominé·es.
- Dès sa fondation, en 1989, l’association Act Up-Paris, figure de la lutte contre le sida et de la défense de la communauté LGBT+, s’est fait connaître pour ses happening, contre des institutions publiques ou des laboratoires pharmaceutiques : des placardages d’affiches et l’utilisation de faux sang balancé sur les façades des bâtiments.
- Chahinez Daoud est morte le 4 mai 2021, blessée par arme à feu et brûlée vive par son mari devant chez elle à Mérignac (Gironde). L’homme avait déjà été condamné pour des violences conjugales en 2015 et en 2020. L’affaire a relancé le débat sur le traitement judiciaire des violences conjugales.
- Au moment de cet entretien, Damien Abad, visé par des accusation de viol, tentative de viol et agression sexuelle, était encore ministre des Solidarités, de l’Autonomie et du Handicap dans le gouvernement Borne I. Le 29 juin 2022, le parquet de Paris a ouvert une enquête judiciaire à son encontre pour tentative de viol. Il n’a pas été reconduit dans le gouvernement issu du remaniement, le 4 juillet 2022.
- Bronski Beat est un groupe de new wave anglais, créé en 1983. Son chanteur, Jimmy Sommerville, était homosexuel et militant d’Act Up New York.