Kimberlé W. Crenshaw : « Nous ne sommes pas préparé·es à basculer dans un régime autoritaire »

Alors que, depuis le 20 janvier 2025, aux États-Unis, Donald Trump s’applique à défaire les droits des minorités sexuelles et raciales, comment organiser la résis­tance ? Dans cet entretien exclusif, Kimberlé W. Crenshaw, la juriste qui a popu­la­ri­sé le concept d’intersectionnalité, nous livre les clefs du combat. 
Publié le 10/04/2025

Modifié le 18/04/2025

Deux jours avant l’élection de Donald Trump, en novembre 2024, des Africaines-Américaines par­ti­cipent à la Marche des femmes dans les rues de Washington. Crédit photo : Aashish Kiphayet / SIPA USA.

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Professeure de droit à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à Columbia (New York), Kimberlé W. Crenshaw est à l’origine d’une réflexion critique qui envisage comme struc­tu­relles les inéga­li­tés raciales dans le système politique et juridique aux États-Unis.

À la fin des années 1980, pour mieux appré­hen­der les angles morts des poli­tiques publiques à l’égard des femmes noires, elle a développé et popu­la­ri­sé le terme d’« inter­sec­tion­na­li­té ». Il carac­té­rise une notion déjà mise en lumière par les sciences sociales : l’entrecroisement des domi­na­tions liées à la classe sociale, au genre et à la race – comprise ici comme une construc­tion sociale.

Depuis le 20 janvier, l’administration Trump multiplie les attaques contre les uni­ver­si­tés : baisse des budgets, res­tric­tion des libertés aca­dé­miques, censure des sujets de recherche liés au genre ou à la race. Quelle ambiance règne actuel­le­ment sur les campus ?

Nous sommes sous le choc. Les conseils d’administration sont prêts à se plier aux exigences de Donald Trump pour ne pas se voir retirer leurs finan­ce­ments fédéraux. Du coup, si nous conti­nuons à enseigner les questions fémi­nistes ou la théorie critique de la race malgré les inter­dic­tions, nous risquons de ne pas être défendu·es par nos direc­tions. Déjà dans les années 1950, à l’époque du mac­car­thysme, les uni­ver­si­tés avaient dû supprimer leurs dépar­te­ments d’études raciales. En limitant la trans­mis­sion des savoirs qui entre­tiennent l’esprit critique, on renforce le discours conser­va­teur, ce qui permet à l’extrême droite de se placer au centre du jeu et, désormais, au centre du pouvoir. 

Grâce au dynamisme de ses uni­ver­si­tés et des recherches sur le genre et la race, les États-Unis sont mon­dia­le­ment consi­dé­rés comme le berceau de la théorie inter­sec­tion­nelle. Comment expliquez-vous que ce même pays ait pu élire deux fois Donald Trump ?

L’idée selon laquelle les États-Unis sont une nation blanche où les femmes ont pour mission de procréer reste très enracinée dans notre culture. Et elle se réactive faci­le­ment dès que ressurgit la peur ancienne de la fin de la dominance blanche.

L’attaque du Capitole par les soutiens de Donald Trump, en janvier 2020, avait pour objectif affiché de « reprendre le pays ». Mais à qui, si ce n’est aux électeur·ices racisé·es qui avaient voté pour Joe Biden ? En 2024, la pos­si­bi­li­té que Kamala Harris, une femme noire, soit élue à la Maison Blanche a réactivé cette peur chez les partisan·es de Trump, qui n’ont eu de cesse, pendant toute la campagne, de la réduire à sa race et à son genre pour la disqualifier. 

En se pré­sen­tant comme le seul capable de sauver le pays, Donald Trump a obtenu le vote des femmes [blanches], des hommes latinos et des hommes africains-américains, qui ont cru à l’idée que leur pays était pris d’assaut par « l’autre », c’est-à-dire n’importe qui n’étant pas eux. Beaucoup d’entre elles et eux ont pensé que les poli­tiques de dis­cri­mi­na­tion que Trump ne man­que­rait pas de mettre en place ne les concer­naient pas.

Les attaques contre les idées et les poli­tiques dis­cri­mi­na­toires ne sont pas une nouveauté aux États-Unis…

Toutes les études et les ini­tia­tives pouvant apporter plus d’égalité entre les citoyen·nes, qu’il s’agisse des travaux critiques de la race, de ceux portant sur l’intersectionnalité ou du « Projet 1619 » lancé en 2019 par le New York Times Magazine pour réévaluer les consé­quences poli­tiques de l’esclavage, ont été féro­ce­ment attaquées par les mou­ve­ments conser­va­teurs. La loi « Don’t say gay » [Ne prononcez pas le mot « gay »], inter­di­sant tout ensei­gne­ment en lien avec l’orientation sexuelle et le genre à l’école, qui a été votée en 2022 par plusieurs États, a fragilisé les droits des personnes LGBTQIA+ dans le secteur de l’éducation.

Les États-Unien·nes n’ont pas compris que, en s’en prenant à ces ensei­gne­ments, on cible les idées mêmes d’égalité et d’inclusion, mais aussi les poli­tiques qui les favo­risent. Progressivement, toutes les actions et toutes les ins­ti­tu­tions qui conscien­tisent l’opinion et assurent plus d’inclusion ont été déman­te­lées. Désormais, les attaques contre nos droits se propagent dans toute la société, jusqu’aux entre­prises fran­çaises com­mer­çant avec l’État fédéral états-unien, dont les poli­tiques de diversité sont menacées.


« C’est parce que la théorie inter­sec­tion­nelle est très efficace pour iden­ti­fier les inéga­li­tés qu’elle est aujourd’hui menacée »


En quoi l’intersectionnalité et la théorie critique de la race peuvent-elles nous venir en aide pour élaborer une réponse à ces attaques ?

Les mou­ve­ments des droits civiques dans les années 1960, puis fémi­nistes dans les années 1980, ont permis aux femmes et aux personnes noires d’obtenir davantage de droits. Sauf que rien ne concer­nait spé­ci­fi­que­ment les femmes noires. Par exemple, dans l’affaire DeGraffenreid vs General Motors, en 1976, cinq ouvrières noires ont porté plainte contre le construc­teur auto­mo­bile pour dis­cri­mi­na­tion à l’embauche en raison de leur genre et de leur race. Mais la cour a refusé de recon­naître leur préjudice au motif que des femmes – blanches – et des Noirs – uni­que­ment des hommes – étaient par ailleurs embauché·es dans l’entreprise.

La théorie inter­sec­tion­nelle permet aujourd’hui d’identifier les dys­fonc­tion­ne­ments d’institutions qui dis­cri­minent spé­ci­fi­que­ment les femmes racisées parce qu’elles appliquent encore un logiciel combinant racisme et sexisme.

Penser à travers ce prisme permet de ques­tion­ner de vieux réflexes, comme le fait de croire que Kamala Harris, parce qu’elle est une femme noire, serait incom­pé­tente, alors qu’elle a été la pro­cu­reure générale de l’État le plus peuplé des États-Unis, la Californie.

C’est parce que ces théories sont très efficaces qu’elles sont aujourd’hui menacées. Imaginez un bâtiment rempli d’amiante dont des pro­mo­teurs pré­tendent qu’il est sain : pour perpétuer ce mensonge, ils vont prohiber l’emploi du mot « amiante », empêcher le recours à des expert·es et à toutes les méthodes per­met­tant d’évaluer l’état du bâtiment pour ensuite l’assainir. C’est ce que fait Donald Trump quand il interdit l’enseignement et la recherche sur la théorie critique de la race ou l’intersectionnalité.

Peut-on encore combattre la politique de Trump sur le plan légal ?

Historiquement, la loi a toujours été du côté des oppresseur·euses, mais les opprimé·es n’ont pas d’autre choix que de s’y référer également, car c’est elle qui fixe les règles communes. Depuis des années, les conservateur·ices œuvrent pour contrôler le système judi­ciaire – le droit en général – et pour stopper l’avancée des droits civiques. Par exemple, quand, juste avant la fin de son premier mandat, Donald Trump est passé en force pour faire nommer Amy Coney Barret – une juge très conser­va­trice, soutenue par la droite reli­gieuse – à la Cour suprême, les États-unien·nes ne se sont pas indigné·es, car elles et eux ne com­prennent pas suf­fi­sam­ment le fonc­tion­ne­ment du droit et des ins­ti­tu­tions – c’est ce sur quoi a échoué la gauche.

L’État de droit, même s’il est affaibli, reste la seule digue qui se dresse face à Donald Trump : des recours contre sa politique vont bientôt passer devant les juges, et très pro­ba­ble­ment l’emporter, à l’instar de celui s’opposant au déman­tè­le­ment de l’Agence amé­ri­caine pour le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal, jugé anti­cons­ti­tu­tion­nel par un tribunal du Maryland en mars 2025.

Mais qu’adviendra-t-il s’il passe outre ? Nous ne sommes pas préparé·es à basculer dans un régime auto­ri­taire où le président se fiche de nos ins­ti­tu­tions. Les dommages causés par sa politique ne pourront peut-être pas être réparés de notre vivant. L’horizon qu’il nous faut viser, c’est le siècle prochain. Mais si on ne lutte pas dès main­te­nant, on laissera aux géné­ra­tions futures un monde bien pire encore. Rien ne garantit que nous gagnerons, mais ce qui est sûr, c’est que nous perdrons si on ne se bat pas.

Pauline Baron

Journaliste indépendante, elle s’intéresse aux questions féministes et plus particulièrement aux violences de genre. Aujourd’hui membre de l’association Prenons la Une, elle a participé au lancement du mouvement NousToutes, où elle a milité plusieurs années. Voir tous ses articles

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