Gaza, l’amour et la guerre en héritage

Selon l’ONU, les femmes et les enfants repré­sentent près de 70% des quelque 50 000 personnes tuées ou des 110 000 blessées par l’armée israé­lienne depuis le déclen­che­ment de la guerre en octobre 2023. La grande repor­trice Céline Martelet a échangé avec trois femmes d’une même famille gazaouie : Joury, 11 ans, réfugiée en France près d’Angers ; sa tante, Aya, 24 ans, exilée au Caire, et sa grand-mère, Wafaa, qui a choisi de rester dans l’enclave. Toutes trois témoignent de leur vie bou­le­ver­sée par la guerre mais aussi de l’amour familial qui les sauve.
Publié le 05/05/2025

Le 23 août 2023, dans la ville de Gaza. Aya Mghames, entourée de sa famille, vient de recevoir son diplôme en sciences économiques. Sa mère Wafaa se tient à côté d’elle, et sa nièce Joury est la première des enfants à gauche. Depuis avril 2024, la famille est séparée : Aya s’est réfugiée au Caire en Égypte, Joury vit avec ses parents et ses frères près d’Angers en France. Wafaa a, pour sa part, décidé de rester en Palestine avec son plus jeune fils. Archive personnelle.
Le 23 août 2023, dans la ville de Gaza. Aya Mghames, entourée de sa famille, vient de recevoir son diplôme en sciences éco­no­miques. Sa mère Wafaa se tient à côté d’elle, et sa nièce Joury est la première des enfants à gauche. Depuis avril 2024, la famille est séparée : Aya s’est réfugiée au Caire en Égypte, Joury vit avec ses parents et ses frères près d’Angers en France. Wafaa a, pour sa part, décidé de rester en Palestine avec son plus jeune fils. Crédit photo : archive personnelle.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

« Là, c’est mon lit. Celui de mon petit frère, Jamal, est ici. Et là, c’est mon bureau. » Joury sourit timi­de­ment en me faisant visiter sa nouvelle chambre dans une maison de la région d’Angers. La jeune Palestinienne aux longs cheveux noirs est arrivée en janvier 2025.

Son père Ayman, l’un des seuls rappeurs de la bande de Gaza, a été sélec­tion­né par le programme Pause qui vient en aide aux artistes en danger. Toute la famille a pu obtenir un précieux visa pour la France.

Joury est née il y a onze ans dans la ville de Gaza. Le 13 octobre 2023, une frappe aérienne a pulvérisé l’immeuble où elle habitait. Après le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre, le gou­ver­ne­ment israélien a choisi de punir col­lec­ti­ve­ment toute une popu­la­tion. Comme pour des centaines de milliers d’autres enfants, ce qui consti­tuait sa vie de petite fille a été réduit en poussière en quelques secondes. Quand l’armée israé­lienne a lancé l’ordre d’évacuation, Joury a juste eu le temps de dévaler les six étages avec, sur le dos, son cartable rose dans lequel elle avait glissé quelques feuilles et habits. Roses, encore.

Ce sac à dos est là, en France, soi­gneu­se­ment posé sur la commode blanche qui fait face au lit de Joury. « Ce cartable m’a accom­pa­gnée chaque fois qu’on a dû fuir à l’intérieur de la bande de Gaza. C’était mon sac d’école là-bas. Il est très solide ! Il a vécu la guerre avec nous, et pourtant il est encore en très bon état. Ma mère ne voulait pas que je le prenne avec moi en France, mais j’ai insisté. Avec lui, j’ai l’impression de trans­por­ter mes souvenirs d’enfance. »

Ces souvenirs de la plage, du studio de musique d’Ayman, son père, des ham­bur­gers du Taboon, son res­tau­rant préféré, de tous ses vêtements qu’elle rangeait pré­cieu­se­ment dans le placard de sa chambtrre… « Ma chambre était plus grande à Gaza. Elle était plus belle aussi. Il y avait trois couleurs. Du blanc, du bleu et du rose, bien sûr. »

Le 21 juin 2024, Joury Mghames et son frère Jamal jouent sur un téléphone dans l’appartement du Caire où leur famille s’est réfugiée après avoir pu sortir de la bande de Gaza. Alexandre Rito
Le 21 juin 2024, Joury Mghames et son frère Jamal jouent sur un téléphone dans l’appartement du Caire où leur famille s’est réfugiée après avoir pu sortir de la bande de Gaza. Crédit photo : Alexandre Rito

Une enfance au son des drones israéliens

Joury a passé les dix premières années de sa vie entre les murs érigés au nord par Israël et les hauts grillages élevés par l’Égypte au sud de l’enclave pales­ti­nienne. Ce blocus mis en place après l’arrivée au pouvoir du Hamas en juin 2007, obligeait plus de 2 millions de personnes à vivre enfermées sur un minuscule ter­ri­toire de 360 kilo­mètres carrés, une prison à ciel ouvert survolée conti­nuel­le­ment par des drones israé­liens. Leur bour­don­ne­ment a peuplé les nuits de la petite Palestinienne depuis son plus jeune âge. Un bruit de tondeuse à gazon qui s’ancre tellement dans votre esprit qu’il vient presque à vous manquer lorsqu’il s’arrête.

C’est là que j’ai rencontré Ayman il y a plus de dix ans durant l’une des nom­breuses offen­sives israé­liennes contre l’enclave. Celle-ci s’appelait « Bordure pro­tec­trice », c’était en juillet 2014. Les armées du monde entier cultivent cette habitude étrange : donner des noms aux guerres. Comme si cela les rendait moins violentes, ou plus justes. Ayman était alors mon tra­duc­teur. Ensemble, nous avons écouté les récits de familles de victimes, de survivant·es sorti·es des décombres de leurs maisons, de mères dévastées par la perte d’un·e enfant. Lorsque je suis rentrée en France, nous sommes resté·es en contact, lié·es par ce que nous avions vu et entendu.

Joury est la fille aînée d’Ayman – elle a deux frères, dont le plus jeune est né en exil. Son père me parle d’elle depuis toujours. Il est si fier qu’elle se soit pas­sion­née très tôt pour le foot, comme lui, si fier aussi qu’elle écrive des chansons.

Une guerre totale contre les Gazaoui·es

Le matin du 7 octobre 2023, le Hamas allié à d’autres groupes armés isla­mistes lance une attaque d’une violence inédite sur le sud d’Israël. Au moins 1 200 personnes, en majorité civiles, sont assas­si­nées et quelque 7 500 sont blessées, selon l’Unicef. 250 otages sont amené·es dans l’enclave pales­ti­nienne, dont des femmes et des enfants. Très vite, Benyamin Nétanyahou, le Premier ministre israélien d’extrême droite, promet que « l’ennemi paiera un prix sans précédent ».

Jusqu’à la signature d’une trêve, le 19 janvier 2025, l’armée israé­lienne bombarde sans relâche la bande de Gaza y compris les zones qu’elle a définies comme refuges pour les civil·es. Au sol, les soldat·es prennent le contrôle des villes les unes après les autres jusqu’à occuper en mai 2024 le point de passage vers l’Égypte à Rafah. Le blocus qui sévissait depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 devient un siège total. Israël contrôle les entrées de toute l’aide humanitaire.

En 2024, les ONG alertent sur un risque de famine au nord de la bande de Gaza. 

En quinze mois de guerre, 50 000 Palestinien·nes ont été tué·es (plus de 2 % de la popu­la­tion) et plus de 111 000 ont été blessé·es, selon l’ONU. Plus de deux tiers des victimes sont des femmes et des enfants. De nombreux corps seraient encore sous les décombres. 60 % des habi­ta­tions ont été détruites.

En novembre 2024, un comité spécial de l’ONU a affirmé que les méthodes de guerre qui ont été utilisées par Israël « cor­res­pondent aux carac­té­ris­tiques d’un génocide ». Quelques jours plus tard, la Cour pénale inter­na­tio­nale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant.

Le 18 mars, Israël rompt le cessez-le-feu, les bom­bar­de­ments reprennent. À l’heure où nous bouclons ce numéro, mi-avril 2025, ils avaient fait plus de 1 500 mort·es.

Une lignée de femmes déterminées

Je me suis souvent demandé qui avait transmis à Joury son courage. Je l’ai compris le jour où j’ai pu discuter plus lon­gue­ment avec Wafaa, sa grand-mère pater­nelle. Elle est encore piégée dans la bande de Gaza et vit sous une tente, dans un camp de déplacé·es de Khan Younès, au sud de l’enclave. Nous avons échangé par WhatsApp, elle a refusé de répondre à mes questions par des notes vocales. Wafaa a voulu écrire. Pour cette Palestinienne, âgée de 60 ans, chaque mot compte.

« Joury est ma première petite-fille, et j’ai attendu sa naissance avec impa­tience. Quand elle est née le 12 juillet 2013 à Gaza, je l’ai serrée contre moi, et mes larmes ont coulé. Elle est la première source de bonheur dans notre famille. Joury a toujours montré une maturité sur­pre­nante, en même temps qu’elle est très sensible et pleure faci­le­ment. Je lui ai appris à ne pas se laisser submerger par ses émotions et à toujours per­sé­vé­rer. Je lui dis souvent : “Si tu veux devenir médecin, il faut que tu sois forte, confiante et excel­lente en classe.” Ma petite-fille est intel­li­gente. Elle parle peu, mais, crois-moi, son regard en dit long. »

Le regard de Wafaa aussi en dit long quant à son histoire per­son­nelle. Sur une photo prise en janvier dernier, quelques heures après le cessez-le-feu conclu entre Israël et le Hamas, elle pose devant une petite table impro­vi­sée sur laquelle trônent un plat de falafels, du houmous et quelques pommes de terre. Derrière elle, on devine la tente où elle vit depuis plus d’un an. Wafaa sourit, mais ses yeux tra­hissent une infinie tristesse. La grand-mère de Joury est épuisée phy­si­que­ment et émotionnellement. 

Au lendemain de la signature de la trêve le 19 janvier 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad 
et un ami de la famille (auteur du selfie). Tous trois ont préparé un repas pour fêter ce qu’elle et ils pensaient être la fin de 
la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël 
Au lendemain de la signature de la trêve le 19 janvier 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad et un ami de la famille (auteur du selfie). Tous trois ont préparé un repas pour fêter ce qu’elle et ils pensaient être la fin de la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël en mars avec la reprise d’intenses bombardements.
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Au lendemain de la signature de la trêve le 19 janvier 2025, Wafaa Mghames pose devant sa tente du camp de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, avec son fils Ahmad et un ami de la famille (auteur du selfie). Tous trois ont préparé un repas pour fêter ce qu’elle et ils pensaient être la fin de la guerre, mais le cessez-le-feu a été rompu par l’État d’Israël en mars avec la reprise d’intenses bom­bar­de­ments. Crédit photo : archive personnelle

Au printemps 2024, sa famille a été séparée, déchirée par l’exil. Ça n’était jamais arrivé : lors des pré­cé­dentes offen­sives israé­liennes, les Mghames sont toujours resté·es ensemble. La majorité des familles pales­ti­niennes répètent la même chose : « Nous préférons mourir ensemble, avec nos enfants, sous les bombes. » Ma grand-mère a vécu la Seconde Guerre mondiale ; elle employait la même formule. Adolescente, à l’arrivée des troupes alle­mandes, elle est restée dans sa ferme juras­sienne avec ses parents. Pour faire face ensemble. Résister.

Le 30 avril 2024, Wafaa n’est pas montée avec sa famille dans le bus en direction de l’Égypte pour y trouver refuge. Sur une vidéo filmée par son fils Ayman, on la voit, trem­blante, qui essuie ses larmes avec son hijab noir et fait un signe de la main à Joury, comme le font les grands-mères pour dire au revoir à leurs petits-enfants. Mais la Palestinienne le sait : celui-ci a des airs d’adieu.

« Leur départ a été le moment le plus dou­lou­reux de ma vie. Comment pouvais-je continuer à vivre loin de mes enfants, de mes petits-enfants ? J’ai essayé de me consoler en me disant que leur sécurité était plus impor­tante que tout. L’exil est une épreuve difficile, que seul celui ou celle qui l’a vécu peut comprendre. »

La famille Mghames n’avait pas réussi à collecter suf­fi­sam­ment d’argent pour payer les passeurs égyptiens, les seuls capables de leur faire franchir le poste-frontière de Rafah vers l’Égypte. Les 45 000 dollars réunis grâce à une campagne de dons en ligne ne suf­fi­saient pas à faire sortir tout le monde, et on ne négocie pas avec des tra­fi­quants d’êtres humains. Au milieu de la guerre, dans le camp de déplacé·es de Khan Younès, il a fallu faire un choix. Ayman avait prévu de faire partir les femmes avec les enfants. Mais au dernier moment, Wafaa a fermement refusé de partir. « Je n’ai jamais, à aucun moment, envisagé de quitter Gaza. La Palestine, c’est ma terre. Je resterai ici jusqu’à mon dernier souffle. »

Elle est donc restée dans l’enclave pales­ti­nienne avec Ahmad, son dernier fils. Wafaa ne veut plus fuir ni recons­truire une nouvelle fois une vie ailleurs. Depuis sa naissance, son histoire est marquée par la violence de la guerre. À chaque étape de son existence, les armes l’ont contrainte à tout quitter pour recom­men­cer encore et encore. Sa famille est ori­gi­naire d’un village près du lac Tibériade en Palestine, d’où elle a été chassée en 1948 au cours de la Nakba1«Catastrophe» en arabe, ce terme désigne le dépla­ce­ment forcé de près de 800000 Palestinien·nes lors de la création de l’État d’Israël. Wafaa est née dans un camp de réfugié·es de Tripoli, dans le nord du Liban. Son père meurt lorsqu’elle a 6 ans seulement. « Ma mère devait tra­vailler et élever seule ses onze enfants. » La Palestinienne s’éduque et se politise. À peine majeure, elle rejoint l’Organisation de libé­ra­tion de la Palestine (OLP) dirigée par Yasser Arafat.

La douleur de la séparation

En novembre 1983, l’armée syrienne attaque les camps pales­ti­niens de Tripoli. Wafaa vient juste de se fiancer avec Jamal Mghames, un camarade de l’OLP. Le jeune couple est contraint de fuir vers la Tunisie. C’est là que les fiancé·es célèbrent leur mariage, loin de leurs proches. Leurs deux fils naissent en Tunisie. En 1994, la famille rentre en Palestine et s’installe dans la bande de Gaza. Quelques mois plus tôt, les accords d’Oslo ont été signés à Washington. Yasser Arafat le leader pales­ti­nien, chef de l’OLP, et le premier ministre israélien Yizthak Rabin se sont serré la main sur le perron de la Maison Blanche. La Palestine croit en la paix. Wafaa vit enfin sur sa terre. Elle donne naissance à une fille qu’elle appelle Aya. « Le bonheur », m’écrit-elle.

En décembre 2008, l’armée israé­lienne lance une offensive sur la bande de Gaza après des tirs de roquettes en direction de son ter­ri­toire. Jamal meurt le 27 décembre, tué dans une frappe aérienne sur sa maison. À nouveau, Wafaa doit tout recons­truire, seule avec ses trois enfants âgés de 8 à 20 ans : « Je suis restée forte et déter­mi­née. J’ai toujours élevé Ayman, Ahmad et Aya en leur offrant de l’amour et une bonne éducation. Je les ai portés pour les voir réussir, avec cet espoir que tous trois auraient un avenir meilleur. »

Wafaa ne s’est jamais remariée, liée à jamais à Jamal. Il était l’amour de sa vie. Un amour né dans la guerre et la résis­tance. « Il était un homme excep­tion­nel, un mari, un frère, un ami et un père aimant. Chaque fois que l’angoisse m’envahit, je lui parle, je lui confie tout. Cet homme est présent dans chacune de mes décisions. Il m’a quittée phy­si­que­ment, mais son esprit et sa pensée m’accompagnent partout. Nous nous étions promis de ne jamais nous séparer, quoi qu’il arrive. Je suis restée dans la bande de Gaza après sa mort, j’ai poursuivi son chemin et j’ai traversé les épreuves. Mais aujourd’hui, j’ai tout perdu. Les bom­bar­de­ments ont même détruit la tombe de Jamal où j’allais me recueillir. C’est pour cela que je ne veux pas quitter ma terre. Il ne me reste plus rien de mon amour à part une photo que mon fils a retrouvée dans les décombres de notre maison détruite en octobre 2023. »

C’est à travers un écran que Wafaa voit désormais grandir Joury, sa petite-fille adorée, mais aussi son dernier petit-fils, le petit frère de Joury, qu’elle n’a jamais pu prendre dans ses bras. Il est né en Égypte, quelques semaines seulement après la sortie de ses parents de la bande de Gaza. Un miraculé. Il s’appelle Ward, « rose » en arabe. À sa naissance, il a dû passer deux semaines en couveuse sous assis­tan­ce­res­pi­ra­toire. Son cœur battait trop vite. S’il avait vu le jour dans la bande de Gaza, il n’aurait pas survécu. Aujourd’hui, Ward est en France. Loin de la guerre, mais aussi de la Palestine et de l’amour de sa grand-mère.

Aya, l’amour comme force

Cette force d’aimer à tout prix pour rester debout, Wafaa l’a aussi transmise à sa fille, Aya. Le 30 avril 2024, la jeune femme de 24 ans est sortie de la bande de Gaza avec Ayman et sa famille. Depuis, elle habite dans un petit appar­te­ment en banlieue du Caire où elle passe ses journées à fumer le narguilé, seule depuis le départ de ses proches vers la France. « C’est la première fois que je vis loin de ma famille. Je n’avais jamais quitté ma mère… C’est indes­crip­tible ce vide, ce manque d’elle. »

Aya ne vit plus, elle survit en Égypte en attendant de pouvoir retrouver Islam, l’homme qu’elle aime depuis son plus jeune âge. Leurs fian­çailles ont eu lieu le 6 octobre 2023, lors d’une cérémonie à distance. Quelques mois aupa­ra­vant, pour aller tra­vailler en Turquie, Islam était parvenu à quitter illé­ga­le­ment l’enclave pales­ti­nienne en passant par l’Égypte, ce qui l’empêchait de revenir chez lui. C’est dans la pure tradition pales­ti­nienne qu’il avait envoyé son père, resté à Gaza, demander la main de celle qu’il aime.

« On devait se rejoindre en Turquie en décembre 2023 pour être enfin ensemble. Mais le lendemain de nos fian­çailles, j’étais chez ma mère et j’ai été réveillée par le bruit des explo­sions. Déjà trau­ma­ti­sée par les bom­bar­de­ments à cause des pré­cé­dentes guerres, j’étais paralysée par la peur. Alors, mon frère est venu me sortir du lit. On s’est caché·es ensemble dans une même pièce, sans com­prendre ce qui se passait. » Aya doit fuir. Avec Wafaa et Joury, elle passe d’un camp de déplacé·es à l’autre.

Le 6 octobre 2023, Aya Mghames se fiance à distance avec Islam, bloqué en Turquie. Elle est photographiée avec sa mère Wafaa et ses deux 
frères, Ahmad (à gauche) et Ayman (entre elle et sa mère).Archive personnelle
Le 6 octobre 2023, Aya Mghames se fiance à distance avec Islam, bloqué en Turquie. Elle est pho­to­gra­phiée avec sa mère Wafaa et ses deux frères, Ahmad (à gauche) et Ayman (entre elle et sa mère). Crédit photo : archive personnelle

Quand je la rencontre en Égypte, la jeune femme est pro­fon­dé­ment trau­ma­ti­sée par ce qu’elle a vécu. Son regard se perd souvent dans le vide. Elle s’arrête parfois de sourire bru­ta­le­ment. La seule chose qu’Aya a pu sortir de la bande de Gaza, c’est un sac à dos. C’est là qu’elle a caché Michmich, son chat de deux ans. Le persan au pelage blanc erre, lui aussi, dans son nouvel appar­te­ment, perdu. « Lui et moi, on n’effacera jamais ce qu’on a vécu. Quand on a dû quitter notre maison, j’ai préparé ses affaires avant les miennes. Il est comme un fils pour moi. Je pourrais mourir pour lui. »

Je n’ose pas lui demander de raconter cette guerre en détail, de peur de rouvrir ses blessures invi­sibles. Finalement, je lui suggère sim­ple­ment de poser quelques mots les uns derrière les autres. Elle choisit « souf­france, famine, impuis­sance » et explique : « On a failli mourir de froid en hiver sous la tente. On portait tous nos vêtements, mais on était gelé·es quand même. Je ne peux pas oublier ma détresse lorsque les enfants nous récla­maient à manger et qu’on ne pouvait rien leur donner. J’avais peur de mourir, mais au moins, j’aurais rejoint mon père. Tout cela me détruit inté­rieu­re­ment. Nous sommes les victimes de choses qui nous dépassent. Ceux qui nous dirigent ne se pré­oc­cupent jamais de ce que subissent les civil·es. »

La musique pour survivre

Aya avait 8 ans lorsque son père, Jamal, a été tué par l’armée israé­lienne. Elle a très peu de souvenirs de lui et ne le connaît qu’à travers ce que lui en raconte sa mère. Pour combler son absence, la jeune Palestinienne a choisi la musique, comme son frère Ayman. Tous deux ont ouvert un conser­va­toire et un studio d’enregistrement dans la ville de Gaza. Tout le monde pouvait y jouer d’un ins­tru­ment ou chanter, y compris les femmes, malgré l’interdiction du Hamas de laisser des musi­ciennes se produire devant d’autres personnes que les membres de leurs familles. Ce lieu était un moyen de résister à ce conser­va­tisme religieux. 

L’armée israé­lienne l’a détruit. « La musique est une thérapie pour moi. Elle m’a sauvée. Dans cette école, j’accompagnais beaucoup de filles. Elles ont même fait une chanson et un clip vidéo ! Moi, quand je tiens une guitare, ça me soulage. La musique me débar­rasse de toutes les mauvaises énergies, y compris de cette tristesse qui m’envahit souvent depuis la perte de mon père. »

Aujourd’hui, Aya ne joue plus. Sa guitare est ensevelie sous les décombres de sa maison. Elle espère pouvoir aller la chercher un jour.

Aya a pris sa décision : elle veut rentrer dans la bande de Gaza pour vivre sur sa terre. Peu importe les guerres qui se succèdent et la ter­ro­risent. À des milliers de kilo­mètres de là, Joury est inscrite au collège et elle apprend le français. Chaque jour, elle porte sur le dos son cartable rose de Gaza mais elle ne veut pas parler de la Palestine avec ses nouvelles amies. Désormais, la vie de Joury est en France. Le seul endroit où elle se sent enfin en sécurité. •

Trois générations dans la guerre

1948

Au moment de la création de l’État d’Israël, près de 800 000 Palestinien·nes sont contraint·es de quitter leur maison et leur terre. Cette « catas­trophe » (la Nakba en arabe) touche la famille de Wafaa Mghames, qui doit fuir son village proche du lac de Tibériade, au nord de l’actuel État d’Israël, pour se réfugier dans un camp à Tripoli, au nord du Liban.

1994

Wafaa et Jamal Mghames, marié·es depuis dix ans, rentrent en Palestine après s’être exilé·es en Tunisie où leurs deux premiers enfants, Ayman et Ahmad, sont nés. Quelques mois plus tôt, le 9 septembre 1993, les accords de paix d’Oslo ont été signés par Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien et Yasser Arafat, président du comité exécutif de l’Organisation de libé­ra­tion de la Palestine (OLP).

2008

27 décembre Jamal Mghames est tué dans une frappe aérienne sur sa maison au premier jour de l’opération « Plomb durci » de l’armée israé­lienne dans la bande de Gaza en repré­sailles aux tirs de roquettes de groupes armés affiliés au Hamas. Un an et demi aupa­ra­vant, en juin 2007, la branche politique du Hamas remporte les élections et gouverne depuis lors la bande de Gaza. Aya a huit ans à la mort de son père.

2023

7 octobre Le Hamas lance une attaque sans précédent sur Israël, tuant 1 200 personnes et prenant 250 hommes, femmes et enfants en otage. Le Premier ministre israélien d’extrême droite Benyamin Nétanyahou déclenche une riposte massive qui se trans­forme en guerre totale sur l’enclave de Gaza. La veille de l’attaque du Hamas, Aya Mghames s’est fiancée à distance à Islam, qu’elle devait rejoindre deux mois plus tard en Turquie.

2024

30 avril Aya Mghames, son frère Ayman, sa femme enceinte et leurs deux enfants, Jamal et Jouri, réus­sissent à sortir de la bande de Gaza. Leur mère, Wafaa, reste sur place avec Ahmad, son dernier fils. Tous deux survivent jusqu’à ce jour dans un camp de réfugié·es à Khan Younès, au sud de l’enclave. Les bom­bar­de­ments israé­liens ont repris début mars dans la bande de Gaza, inter­rom­pant un processus de déses­ca­lade militaire signé en janvier 2025.

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    «Catastrophe» en arabe, ce terme désigne le dépla­ce­ment forcé de près de 800000 Palestinien·nes lors de la création de l’État d’Israël.
Céline Martelet

Journaliste indépendante, elle a couvert de nombreux conflits, de Gaza à l’Irak en passant par la Syrie. Elle est coautrice d’Un parfum de djihad (Plon, 2018) et a réalisé de nombreux podcasts, dont La Cage, pour Arte Radio, et Don’t Forget Gaza, pour Frictions. Voir tous ses articles

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