Donna Gottschalk ou les politiques de l’amitié

La pho­to­graphe états-unienne Donna Gottschalk, 75 ans, a passé sa vie à pho­to­gra­phier l’intimité de son entourage, et en par­ti­cu­lier celle de ses amies les plus proches, pour la plupart les­biennes. Son travail sera présenté à Paris, au BAL, en juin 2025. Co-commissaire de l’exposition et spé­cia­liste de son œuvre, l’écrivaine Hélène Giannecchini en présente ici une sélection. Des images qui révèlent la puissance trans­for­ma­trice de l’amitié queer.
Publié le 01/05/2025

Photo : Donna Gottschalk. Courtesy Galerie Marcelle Alix
Baby Dykes, E. 9th Street, New York, 1969. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX. Donna et ses amies ne se pho­to­gra­phient jamais dehors, ce serait trop dangereux d’avoir l’air si ouver­te­ment les­biennes dans les rues de New York. Alors elles se retrouvent dans le petit appar­te­ment de la pho­to­graphe, à Manhattan, et elles impro­visent une séance de pose. Elles sont des « bébés gouines », comme l’indique Donna elle-même dans le titre de sa photo, et elles décident ensemble de cette image, qui est aussi une affir­ma­tion de leur identité.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Pendant des années, la pho­to­graphe Donna Gottschalk n’a montré son travail à personne. Elle refusait d’exposer ses portraits au jugement ou à la moquerie du public. Ce désir de pro­tec­tion était d’autant plus fort qu’elle a pho­to­gra­phié les gens qu’elle aimait pro­fon­dé­ment. Née en 1949 dans l’un des quartiers les plus pauvres de Manhattan, elle a consacré son œuvre à docu­men­ter la vie quo­ti­dienne de « celles et ceux que personne ne regarde et que tout le monde oublie », comme elle me l’a dit la première fois que je l’ai ren­con­trée. Sur ses pho­to­gra­phies, on voit sa mère coiffer ses clientes dans son petit salon de beauté, son père poser dans l’hôtel social où il habite, ses amies traîner sur les toits de New York, sa meilleure amie s’habiller le matin…

En juin 1969, quand le sou­lè­ve­ment de Stonewall1 éclate dans West Village à New York, Donna a 20 ans et étudie la pho­to­gra­phie non loin de là, à Cooper Union. Cela fait plusieurs années déjà qu’elle fréquente les bars lesbiens de Manhattan. Elle connaît l’importance et l’ambivalence de ces lieux de nuit où l’on risque à tout moment de se faire embarquer par la police – l’homosexualité est encore interdite aux États-Unis. Aucun appareil pho­to­gra­phique n’est toléré dans ces endroits. Donna demande donc à ses amies de poser à la sortie de secours de son appar­te­ment, ou profite d’une dis­cus­sion animée pour saisir l’intimité et la com­pli­ci­té qui les lient.

L’amitié a une place fon­da­men­tale dans la vie et l’œuvre de Donna Gottschalk, elle lui permet de se créer une famille, choisie, qui protège de la violence sexiste et homophobe du monde, de trouver des sem­blables et de rêver sa vie avec elles. Donna raconte souvent que ses amies étaient son « trésor ». C’est parce qu’elle aimait tellement les regarder qu’elle est devenue pho­to­graphe. Elle a pho­to­gra­phié plusieurs mêmes personnes pendant trente ou quarante ans. On voit ses amies vieillir devant son objectif. Ces clichés sont bou­le­ver­sants parce qu’ils révèlent à la fois l’importance de leur lien, mais aussi la violence que subissent les corps queers et pauvres aux États-Unis.

Il est rare de voir de telles images, repré­sen­tant des personnes les­biennes, gays et trans. D’ordinaire, les vies queers sont captées par deux ico­no­gra­phies majo­ri­taires : celle de la lutte ou celle de la fête. Si ces images sont impor­tantes, elles ont aussi tendance à réduire ces personnes à leur identité de genre ou sexuelle ; à leur enlever la pos­si­bi­li­té du quotidien, de l’ennui, de l’attente. Les images de Donna relèvent d’une certaine vacance, d’une sus­pen­sion des assi­gna­tions. Elles sont une émanation de ce que les Anglais appellent « kinship » et qu’il est difficile de traduire en français. Le terme désigne la multitude de nos liens et, selon la cher­cheuse Elizabeth Freeman, « un espace radical et ouvert d’expérimentation des relations ». 

Marlene and Lynn, E. 9th Street, New York, 1970.
Marlene and Lynn, E. 9th Street, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Billie and Sorel, Mission district, 
San Francisco, 1972.
Billie and Sorel, Mission district, San Francisco, 1972. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Au début des années 1970, Donna part pour San Francisco, sur la Côte ouest.
La Californie apparaît comme la promesse d’une vie meilleure, loin de la violence de New York.
Là-bas, elle continue à brosser le portrait de la jeunesse homo­sexuelle et révo­lu­tion­naire qui l’entoure.

Marlene, E. 9th street, New York, 1968.
Marlene, E. 9th street, New York, 1968. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Marlene Elling était la meilleure amie de Donna. En 1968, elle quitte San Diego, sa ville natale de la Côte ouest, et traverse les États-Unis, jusqu’à New York. Elle a l’espoir d’y trouver des gens qui lui res­semblent et de pouvoir vivre librement son homo­sexua­li­té. Comme elle n’a aucun endroit où dormir, Donna l’héberge dans son studio. 

Selfportrait during a Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970.
Selfportrait during a Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970.
Gay Liberation Front’s meeting, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX.
Dès 1970, Donna Gottschalk rejoint le Gay Liberation Front, un groupe militant pour la libé­ra­tion homo­sexuelle fondé à New York en 1969, dans les semaines qui ont suivi les émeutes de Stonewall.

Women Press Collectiv, Oakland, Californie, 1974.
Women Press Collectiv, Oakland, Californie, 1974.
Sur cette pho­to­gra­phie sont réunies, de gauche à droite, les poétesses, artistes et acti­vistes Anita Taylor Onang, Wendy Cadden, Martha Shelley, Judy Grahn, Felicia Daywoman et Willyce Kim, qui ont participé aux Women Press Collectiv d’Oakland. Entre 1969 et 1977, cette maison d’édition et impri­me­rie a publié des textes fémi­nistes et révo­lu­tion­naires, comme Edward the Dyke and other poems (1971), de Judy Grahn.

Sleepers, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970.
Sleepers, Revolutionary Women’s confe­rence, Limerick, Pensylvannia, 1970.
En octobre 1970, Donna se rend à un week-end féministe en Pennsylvanie et réalise des pho­to­gra­phies qui seront ensuite publiées dans Come Out !, journal du Gay Liberation Front. Elle ne pho­to­gra­phie jamais le cœur de l’action, mais plutôt ce qui l’entoure : l’organisation de la vie quo­ti­dienne, l’attente, le sommeil.

Marlene Elling, E. 9th Street, New York, 1969.
Marlene Elling, E. 9th Street, New York, 1969. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Lesbian Unite, Revolutionary Women’s conference, Limerick, Pensylvannia, 1970.
Lesbian Unite, Revolutionary Women’s confe­rence, Limerick, Pensylvannia, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX

Chris during transition, New York, 1970.
Chris during tran­si­tion, New York, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
Chris a été le colo­ca­taire de Donna pendant quelques mois. Il tra­vaillait au 82 Club, un bar emblé­ma­tique de la com­mu­nau­té LGBTQIA+, dans East Village. Donna l’a pho­to­gra­phié à plusieurs reprises, docu­men­tant ainsi les premiers mois de sa transition.

Radicalesbians Week-end, 1970.
Radicalesbians Week-end, 1970. COURTESY GALERIE MARCELLE ALIX
En 1970, les Radicalesbians, la branche lesbienne du Gay Liberation Front, se rassemble pendant un week-end pour organiser des groupes de paroles et écrire leur texte manifeste : « The Women-identified-Women ».

Exposition

Du 20 juin au 16 novembre 2025
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres
Le BAL, Paris.

Livres à paraitre

  • Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres, Atelier EXB/Le BAL, juin 2025.
  • Collectif, Le mouvement féministe est un complot lesbien, Rotolux Press, mai 2025.

Tous les photos : courtesy Galerie Marcelle Alix.

  1. Les sou­lè­ve­ments de Stonewall marquent l’émergence du mouvement pour les droits des personnes LGBTQIA+ aux États-Unis. ↩︎

Les mots importants

Queer

En anglais, le terme queer signifie « bizarre »...

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Hélène Giannecchini

Écrivaine, commissaire d’exposition et docteure en littérature, Hélène Giannecchini est spécialiste des rapports entre texte et image. Elle est l’autrice d’Un désir démesuré d’amitié (Seuil, 2024). Depuis 2023, elle travaille sur l’oeuvre de la photographe Donna Gottschalk. Elle a conçu le portfolio que nous lui consacrons et en a écrit les textes et les légendes. Voir tous ses articles

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