L’été est bien plus qu’on ne le croit la saison des conventions sociales. Corps dénudés, jambes épilées, teint bronzé : les injonctions touchent en premier lieu les femmes. Loin d’avoir toujours existé, cette obsession du « corps d’été » est née au début du siècle dernier. Jusque fin août, la newsletter de La Déferlante vous propose de regarder vos vacances à travers des lunettes de genre.
Printemps 2015. Dans le métro londonien, une publicité pour des compléments alimentaires affiche le corps mince et galbé d’une jeune femme en maillot de bain et interroge : « Are you beach body ready? » (Votre corps est-il prêt pour la plage ?). La campagne provoque aussitôt une levée de boucliers sur les réseaux sociaux et plus de 360 plaintes auprès de l’autorité britannique de régulation de la publicité. Si la pub est finalement retirée, la formule employée reste, jusqu’à ce jour, une rengaine des magazines de mode, à l’approche de l’été.
« Nous vivons dans un monde où il faut se distinguer des autres : réussir ou avoir plus d’argent. Présenter un “beach body” est une manière de dire “Regardez comme j’ai fait du sport, je suis un être méritant, digne d’être aimé” », analyse Solenne Carof, sociologue et maîtresse de conférences à la Sorbonne. Et dans cette obsession du « beach body », la grossophobie joue à plein. « Il faut avoir un corps à la fois mince et tonique, avec cette idée que les gens qui sont gros ne savent pas se contrôler et ne font pas assez de sport », détaille l’autrice de l’essai Grossophobie. Sociologie d’une discrimination invisible.
Conséquence de ce regard normatif sur nos silhouettes, certaines personnes en viennent à s’autocensurer et à éviter plages et piscines par crainte des remarques stigmatisantes. « Il peut aussi y avoir une intériorisation des normes qui nous fait considérer que notre corps n’est pas assez beau pour être montré. Cela vaut pour les personnes grosses mais aussi pour les personnes porteuses de handicap ou âgées. »
Collage de la série « Duckface », Karin Crona
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Dans son ouvrage La Saison des apparences. Naissance des corps d’été, l’historien Christophe Granger raconte comment est née la notion de « corps d’été ». Au début du XXe siècle, des médecins se mettent à recommander à leur patient·es de
s’exposer au grand air et au soleil, comme une cure annuelle pour recharger les batteries. Cela coïncide, pour les enfants, avec la naissance des « grandes vacances » qui durent désormais de mi-juillet à fin août. L’été prend donc une place nouvelle dans les existences.
Une saison pour les corps et des corps de saison
Mais c’est vraiment à partir de l’entre-deux-guerres que la saison estivale telle qu’on la connaît aujourd’hui s’invente, portée par une bourgeoisie cultivée. « Ces jeunes gens, qui ont fait des études et se retrouvent dans des positions sociales avantageuses, s’investissent dans un rapport nouveau au corps, qui leur permet de se distinguer du commun des mortels », détaille Christophe Granger. « On va alors se mettre à vivre la saison sur le mode des apparences, de la beauté, et donc de la préparation de son corps pour qu’il corresponde aux nouvelles normes esthétiques. » Comme le résume ce maître de conférences à l’université de Paris-Saclay, « On invente une saison pour les corps et donc des corps de saison ». Le maillot deux-pièces apparaît ainsi à l’été 1929, et les magazines féminins se mettent alors à prodiguer des conseils pour la belle saison : comment bien bronzer, comment affiner sa taille, comment se tenir sur la plage. C’est aussi à ce moment-là que, aidés par les instituts de beauté, ils commencent à stigmatiser la cellulite.
« LES CORPS DÉNUDÉS TELS QU’ILS S’AFFICHENT À LA PLAGE, ONT LARGEMENT ÉTÉ FAÇONNÉS PAR LE REGARD MASCULIN. »
Dans les années , 1950, on se met à parler du « complexe du maillot de bain ». Les femmes souffrent et en témoignent dans les magazines qui leur sont destinés. Car, bien évidemment, l’injonction à travailler son corps les cible plus particulièrement. « La notion de corps d’été pousse à son paroxysme la définition du corps féminin comme étant fait pour être vu, commente Christophe Granger. C’est un corps aliéné par le regard de l’autre, car sa définition est avant tout masculine. » Ainsi, en juillet 1975, à La Ciotat, une cité balnéaire près de Marseille, le maire interviewé par Paris Match au sujet de la pratique des seins nus, commente très tranquillement : « Si une femme est belle, ce n’est pas indécent ; si elle a une poitrine tombant jusqu’aux genoux, ce n’est pas très recommandable. »
« Faire peser autant d’injonctions sur le corps, c’est complètement idiot ! »
Aujourd’hui, l’habitude de se mettre en maillot en bord de mer est si banale qu’il en devient presque suspect d’y porter une tenue couvrante. Ainsi, en 2016, plusieurs mairies françaises ont pris des arrêtés pour interdire aux femmes de rester couvertes avec un voile ou un burkini. Ces dispositions, qui visaient exclusivement des femmes musulmanes, ont été rejetées par le Conseil d’État avec l’argument que rester habillé·e ne peut constituer un trouble à l’ordre public et que le principe de laïcité permet à chacun·e de manifester ses convictions religieuses dans l’espace public. En reprochant à cette tenue de symboliser la soumission aux hommes, les détracteur·ices du burkini ont, en outre, un peu trop rapidement oublié que les corps dénudés, tels qu’ils s’affichent à la plage, ont largement été façonnés par le regard masculin.
« J’ai l’impression que, depuis quelques années, le souci de la grossophobie est un peu plus présent dans les médias et que les magazines féminins se rendent compte que cette culture des régimes n’est pas une bonne chose, analyse Solenne Carof. Faire peser autant d’injonctions sur le corps pour le montrer 15 jours dans l’année, c’est quand même complètement idiot ! » En 2015, en réaction à la publicité pour les protéines en poudre du métro londonien, des internautes avaient réagi avec humour sur les réseaux sociaux : « Comment avoir un corps de plage ? Amenez votre corps à la plage ». On n’aurait pas dit mieux.
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