Dansons la révolution !

Dans les cortèges des luttes sociales de l’hiver 2023, on a vu des col­lec­tifs fémi­nistes exprimer leurs reven­di­ca­tions au moyen de chants et de cho­ré­gra­phies exécutées à l’unisson. Galvanisatrices, joyeuses, ces per­for­mances ont aussitôt circulé sur les réseaux sociaux. Se servir de la danse comme d’un moyen de résis­tance à l’oppression politique est une pratique ancienne qui a souvent permis aux minorités de riposter à la violence du pouvoir.
Publié le 12 avril 2023
Chorégraphie à l’initiative du collectif Dame Chevalier dans la mani­fes­ta­tion contre les violences sexistes et sexuelles le 19 novembre 2022, organisée par Nous Toutes. VALERIE DUBOIS / HANS LUCAS

On reconnaît tout de suite la mélodie du tube I will survive, repris jusqu’à plus soif à la Coupe du monde de 1998. Sauf que les paroles entonnées dans les manifs en 2023 n’ont rien à voir avec celles de la chanson originale de Gloria Gaynor : « Nous on veut vivre, pas juste survivre ! 64 ans, non, la retraite il la faut avant ! » Les yeux cernés de noir façon zombies, une dizaine de femmes imitent les célèbres pas de la cho­ré­gra­phie de Michael Jackson dans Thriller. Les mou­ve­ments s’enchaînent, les danseuses se tapent le cœur et lèvent le poing en rythme. Nous ne sommes pas à une soirée, mais en pleine rue, au cœur des mani­fes­ta­tions de l’hiver 2023. Tout de bleu (de travail) vêtues, en hommage à l’icône pop Rosie la rive­teu­se¹, les « Rosies » défilent contre la réforme des retraites, en dansant.

Formé au sein de l’association alter­mon­dia­liste Attac en 2019 pour protester contre le premier projet de réforme des retraites défendu par Emmanuel Macron, le collectif est désormais bien rodé. Des tutos sur Internet per­mettent aux manifestant·es d’apprendre la choré­graphie en amont des mobi­li­sa­tions. Les paroles de plusieurs chansons détour­nées exposent avec humour et clarté l’impact des réformes sur les femmes, les précaires et « les prolos ». Enfin, les vidéos circulent sur les réseaux sociaux… Et les résultats sont là. « Au moment du premier acte anti-réforme, nous avons comp­ta­bi­li­sé quelque soixante-dix cortèges de Rosies à travers le pays, se réjouit Youlie Yamamoto, pilier du collectif. Pour certaines, c’était leur première manif : la danse les rassure et leur ouvre un espace d’expression. »


« Danser, chanter : ce sont des façons de se confron­ter à nos peurs avec douceur. »

Youlie Yamamoto, cofon­da­trice du collectif Les Rosies


Entre une répé­ti­tion de la choré et un atelier de fabri­ca­tion des décors, Youlie Yamamoto raconte. À ses yeux, la déso­béis­sance par la danse s’inscrit dans une réflexion plus générale : comment varier les formes de pro­tes­ta­tion pour attirer l’attention, mais aussi permettre aux mou­ve­ments sociaux de durer dans le temps ? Elle-même danseuse à ses heures perdues, elle imagine avec d’autres mili­tantes une cho­ré­gra­phie simple qui sollicite surtout le haut du corps, à la façon de la Macarena. « Peut-être parce qu’on est des femmes, on a parfois plus de facilité à utiliser nos corps que nos voix, à danser plutôt qu’à faire de longs discours, glisse-t-elle. Le mili­tan­tisme de confé­rence a un côté plombant ! Danser, chanter : ce sont des façons de se confron­ter à nos peurs avec douceur. » Youlie dit que ce mode d’action lui a valu critiques et moqueries dans les milieux militants. Les Rosies seraient « des gourdes » aux méthodes « naïves ». Elle ne s’en émeut pas trop : le débat n’est pas nouveau.

« Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution »

L’histoire d’Emma Goldman² en témoigne. On attribue com­mu­né­ment à cette militante anar­chiste d’origine russe, ayant migré aux États-Unis dans les années 1880, un slogan tagué sur les murs aux quatre coins du monde : « If I can’t dance, I don’t want to be in your revo­lu­tion », repris en français par « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révo­lu­tion ». Il n’existe en réalité aucune trace de cette phrase précise dans les écrits de Goldman. Ce qu’elle décrit en revanche dans ses mémoires, Vivre ma vie, publiés en 1931, est l’anecdote suivante : un soir de fête où elle danse et s’amuse, un militant vient lui chuchoter à l’oreille qu’il « ne sied pas à une agi­ta­trice de danser » et que « sa frivolité nuit à la cause ». Goldman, qui a payé son enga­ge­ment politique par de multiples empri­son­ne­ments, est furieuse. « Il est incon­ce­vable, rétorque-t-elle, qu’un bel idéal comme l’anarchisme puisse exiger le refus de la vie, de la joie. » Elle ajoute que même dans les moments de lutte les plus dif­fi­ciles, « les gens ont le droit à des choses radieuses ».

Quelques décennies plus tard, des militant·es de la gauche états-unienne vont détourner cette anecdote pour en faire un slogan qui va ren­con­trer un large succès. En 1973, l’essayiste Alix Kates Shulman, spé­cia­liste de la pensée d’Emma Goldman, est sol­li­ci­tée par un vieux copain anar­chiste, imprimeur de pro­fes­sion. Il cherche une citation qui pourrait accom­pa­gner les mobi­li­sa­tions fémi­nistes de l’époque. Alix Kates Shulman lui raconte alors l’anecdote de la soirée dansante d’Emma Goldman. Voici bientôt la pensée de Goldman ramassée en une formule courte et efficace, un brin sim­pli­fi­ca­trice : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révo­lu­tion. » Floqué sur des tee-shirts, des pin’s, des auto­col­lants, le slogan va traverser les époques et les conti­nents. Et s’il suscite une telle adhésion, c’est qu’il soulève une question essen­tielle : quelle place accorder à la danse et à la joie dans nos luttes, aussi cruciales et violentes soient-elles ?

Une place immense, si l’on en croit Nadège Beausson-Diagne. L’actrice, rendue populaire par la série Plus belle la vie, a participé à la grande mani­fes­ta­tion contre les violences faites aux femmes organisée en novembre 2022 par l’asso­ciation Nous Toutes. Pendant la marche, elle s’est jointe à la cho­ré­gra­phie exécutée, pendant quelques minutes, par une partie du cortège. L’initiative était portée par Dame Chevalier, un collectif féministe et anti­ca­pi­ta­liste de formation récente. Sur un son électro ponctué par la prose de l’essayiste africaine-américaine Audre Lorde, les mar­cheuses ont ondoyé tout en lenteur, mimant des gestes d’autodéfense au ralenti, faisant mine d’éviter les coups en inclinant le buste. Parmi elles, des artistes, des membres de l’association de football féminin LGBT+ Les Dégommeuses et des mani­fes­tantes s’étaient spon­ta­né­ment jointes à la danse. En conclu­sion de la per­for­mance, toutes ont répété ce cri à l’unisson : « Violences sexistes, riposte féministe ! »

Au téléphone, Nadège Beausson-Diagne est encore émue par la puissance de ce moment partagé. « On a dansé lors de la marche, puis de nouveau le soir après nous être retrou­vées dans un bar, juste entre nous, se remémore-t-elle. Je me suis réveillée le lendemain réel­le­ment ivre de joie, moi qui ne bois pas ! Il faut vraiment batailler pour sortir de l’isolement induit par le capi­ta­lisme et récupérer nos joies. Danser ensemble est une façon d’y parvenir. » C’est aussi le pari de Dame Chevalier. La choré­graphie, signée par l’artiste contem­po­raine Gisèle Vienne, a été mise en ligne sous forme de tuto, à l’instar de celles des Rosies. Dans la vidéo filmée dans les bois, la cho­ré­graphe répète chaque mouvement, accom­pa­gnée par une élève enthou­siaste et concen­trée : la comé­dienne Adèle Haenel. Leur manifeste se résume ainsi : « Danser pour se donner de la force, pour reprendre l’espace, et ne plus s’arrêter avant d’avoir tout changé. »

La chorégraphie comme contre-culture

Dans Se défendre. Une phi­lo­so­phie de la violence (Zones, 2017), un essai qui explore les pratiques d’autodéfense mises en place par dif­fé­rents groupes mino­ri­taires, la phi­lo­sophe Elsa Dorlin consacre plusieurs passages à la danse. En décembre 2021, à l’invitation de Gisèle Vienne justement, elle a également donné une confé­rence intitulée « Chorégraphie de la puissance » au Centre national de la danse de Pantin³. « Cela me rappelle d’autres moments his­to­riques comme les mani­fes­ta­tions du Mouvement de libé­ra­tion des femmes. Leurs marches n’empruntaient pas les codes viri­listes de la mani­fes­ta­tion syndicale ou du défilé militaire. Les mili­tantes formaient des rondes, des faran­doles, elles se tenaient par les mains ou les épaules, explique Elsa Dorlin au téléphone. Les minorités ont toujours été exclues du langage politique hégé­mo­nique. Elles sont inau­dibles et invi­sibles dans l’espace public. Ces modes d’expression passant par la danse se retrouvent fré­quem­ment dans l’histoire des luttes. »

Les réfé­rences sont anciennes – telles que le carnaval médiéval, qui per­met­tait de s’approprier tem­po­rai­re­ment des espaces interdits et de renverser les hié­rar­chies, ou les cultures et les arts forgés par les résis­tances esclaves. Aux Antilles, le gwoka est aujourd’hui encore enseigné dans les écoles de danse, notamment en Guadeloupe : mêlant chant, per­cus­sions et danse, il est né durant les années d’esclavage, au son d’instruments fabriqués à l’aide de tonneaux. « Dès la fin du xviie siècle, le Code noir interdit la danse, sauf celle mise en scène par les colons, rappelle Elsa Dorlin. Mais les esclaves ont résisté en créant des chants et des danses, des arts du combat. Contre la violence, dans un monde ségrégué et abîmé, ils ont généré de la joie et de l’extase. » Selon la phi­lo­sophe, il ne s’agit pas de juger s’il est utile ou approprié de danser mais plutôt de savoir pourquoi l’on danse. S’agit-il de rendre les luttes festives et agréables à regarder ? D’éviter l’affrontement ? Ou bien de sentir son corps et celui des autres, et ainsi « construire de la confiance, du collectif » ? Pour ce qui est de la dernière hypothèse, le collectif Las tesis a, selon elle, marqué un tournant.

Anticapitalisme et féminisme radical

En 2019, quatre fémi­nistes chi­liennes de Valparaiso, ville ayant une longue tradition des arts de rue, créent une per­for­mance inédite dans un contexte de contes­ta­tion sociale de grande ampleur et de répres­sion brutale. Inspirées des travaux de l’anthropologue argentine Rita Segato sur la culture du viol, elles ont pour objectif de rendre les violences de genre visibles et de traduire dans un langage artis­tique des thèses et travaux d’universitaires fémi­nistes latino-américaines, d’où le choix du nom Las Tesis, « les thèses » en espagnol. La cho­ré­gra­phie Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin), qui allie chant et danse avec une effi­ca­ci­té redou­table, s’est diffusée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. « Las Tesis a proposé une danse qui convertit la violence, analyse Elsa Dorlin. Elles ne s’adressent pas au pouvoir – l’État, la justice, la police ou le système patriar­cal. Elle le désigne direc­te­ment comme coupable, elle le pointe du doigt comme violeur et meurtrier. Cette danse ravive des corps et rassemble des femmes. C’est un hymne aux résis­tances fémi­nistes et une parfaite incar­na­tion de ce que peut être un chœur politique. » Décuplé, amplifié, leur geste est devenu une vague qui a circulé d’un bout à l’autre de la planète⁵.


« Les marches du MLF n’empruntaient pas les codes viri­listes de la mani­fes­ta­tion syndicale. Les mili­tantes formaient des rondes, des faran­doles, se tenaient par les mains ou les épaules. »

Elsa Dorlin, Philosophe


À cette mise en scène sai­sis­sante, il fallait donner suite par la danse, nous raconte la cho­ré­graphe Gisèle Vienne, quand nous la ren­con­trons dans un petit café situé en face du Centre national de la danse, à Pantin, en Seine-Saint-Denis. À l’été 2022, le collectif Dame Chevalier auquel elle appar­tient entame un dialogue avec les fémi­nistes chi­liennes de Las Tesis. Bientôt naît la fameuse cho­ré­gra­phie Riposte féministe dansée pendant la marche Nous Toutes. « Elles nous ont ouvert le champ », résume la metteuse en scène. On sent que cette dernière, plus habituée aux scènes pointues qu’aux arts de rue, est à un moment de bascule : elle cherche d’autres canaux d’expression pour son mili­tan­tisme anti­ca­pi­ta­liste et féministe. « Cela a plus de sens aujourd’hui de tra­vailler aux côtés des Dégommeuses que de l’opéra bourgeois, lance-t-elle. Tentons d’être radicales et de quitter le champ morbide du capi­ta­lisme. » Sa crainte était que la per­for­mance de rue puisse s’apparenter à de « l’animation mondaine », pas forcément acces­sible. Mais Gisèle Vienne a dépassé cette angoisse : « Écrire la cho­ré­gra­phie avec les mani­fes­tants donne tout son sens à la rue et au geste artis­tique, qui est toujours politique. »

Gisèle Vienne ambi­tionne de faire de la danse une pré­pa­ra­tion physique à la lutte autant qu’un ins­tru­ment pour changer nos per­cep­tions. « J’aimerais que l’on apprenne à sentir les alertes sensibles qui remuent nos corps. Si j’entends “rage” quand on me dit “raison”, cela a un sens. Nous devons descendre dans la rue avec toutes les personnes qui souffrent des inéga­li­tés issues de ce système capi­ta­liste. » Gisèle Vienne parle vite, s’anime, décrit avec passion la puissance du geste de Pina Bausch (1940–2009), l’une des plus célèbres cho­ré­graphes du xxe siècle, qui fut parmi les premières à dire les violences sexistes au moyen de la danse. Gisèle Vienne se lève. « De toute façon, nous n’avons pas d’autre choix que de nous déchaîner pour laisser un monde le moins pourri possible aux géné­ra­tions à venir. » Ce sera physique.


1. « Rosie la riveteuse » figure sur une affiche états-unienne encou­ra­geant l’engagement des femmes dans l’industrie de l’armement pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa posture – poing levé, biceps exhibé – et la devise « We can do it » (On peut le faire) en ont pro­gres­si­ve­ment fait un emblème féministe.

2. Lire l’article « Emma Goldman, la radi­ca­li­té joyeuse », La Déferlante n°8, novembre 2022.

3. Conférence donnée dans le cadre du séminaire « Travailler la violence », en accès libre sur le site du CND.

4. Le Code noir désigne l’arsenal de textes juri­diques édictés aux xviie et xviiie siècles pour organiser la condition des esclaves dans les colonies fran­çaises. Abrogé une première fois en 1794, il est rétabli en 1802, puis défi­ni­ti­ve­ment aboli le 27 avril 1848.

5. Lire l’article « Las Tesis, ces Chiliennes qui chantent et dansent contre le viol », La Déferlante n°1, mars 2021.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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