Accepter que « Femme » n’est pas mon chemin

En 2020, Tal Madesta entame une tran­si­tion de genre. Pendant plusieurs mois, il oscille entre le sou­la­ge­ment et un ver­ti­gi­neux sentiment de vul­né­ra­bi­li­té. Mais cette épopée, placée sous le signe de la tendresse amoureuse, est d’abord celle d’une réap­pro­pria­tion de son corps.
Publié le 4 février 2022

Je lance un regard plein d’amertume vers mes robes courtes et mes vestes cintrées. Quand je m’aperçois dans le miroir, je me scrute méti­cu­leu­se­ment, l’œil comme un couteau affûté. Je palpe les muscles entre mes paumes, les fais rouler d’un doigt à l’autre.

Je suis faite de coups de pinceau et de costumes de théâtre : lorsque je pense à qui je suis, je ne vois qu’une actrice mal taillée pour son rôle. Joues fardées, trait noir sans compromis barrant la paupière, odeur florale capiteuse qui émane du creux du cou. Mon corps ne m’appartient pas. Il s’agite en automate selon ce que le reste du monde lui commande de faire. Je suis une bouteille vide couverte de plastique fondu, la parure me colle à la peau et entrave mes gestes. Je suis une cou­ver­ture en satin rêche qui râpe l’épiderme, jetée sur le canapé. J’ai l’air jolie, mais me voici pourtant sèche comme du petit bois brûlé.

Au contact d’autres comme moi, je trouve la force d’accepter que femme n’est pas mon chemin, que femme n’est pas ma voie. En me le disant à moi-même, je me prépare déjà à l’avouer à d’autres. Et lorsque les mots sont prononcés, tant criés que murmurés, ils échappent à mon emprise et tout bascule. Lors de ma première injection de tes­to­sté­rone, la joie de m’écouter enfin est entravée par les mots des autres, qui se sont pré­ci­pi­tés à la suite des miens. Quand tombe la nuit, je fixe le plafond en repensant à ceux de ma mère : des rayons laser qui tranchent et déchirent mon corps de part et d’autre. « Tu es en train de tuer ma fille », « tu te mutiles », « les hommes, ce sont ceux qui nous font du mal ». Qui pourrait lui en vouloir ?

Et sans cesse ce « vos corps ne vous appartiennent pas »

Elle me noie de questions sur ce que je vais devenir, ce que je vais faire de ma propre chair. Qu’est-ce que j’en sais, moi ! Mon corps ne m’appartient plus. Je n’ai aucune idée du chemin vers lequel je me dirige. Le début de la tran­si­tion, cet espace-temps suspendu et ambi­va­lent dans lequel je me sens à la fois dépossédé et en contrôle de quelque chose de neuf. Je ne suis déjà plus celle que j’étais, mais pas encore celui que je voudrais devenir. Rien de plus ver­ti­gi­neux que de ne pas connaître son futur visage. Je suis habité d’un sentiment constant de porosité, je ne sais pas dire où commence mon corps et où il s’arrête.Toute ma vie j’ai été sur scène, et lorsque j’arrête de jouer, je ne sais que faire de mes mains dans les couloirs froids des coulisses.

Je passe ma vie de médecin en médecin, d’un dossier admi­nis­tra­tif à un autre, de jus­ti­fi­ca­tions quo­ti­diennes en rupture familiale. Avec mes camarades trans, nous ne parlons que de l’écart brutal entre la joie de commencer ce parcours vers soi-même et la violence que nous renvoie le monde extérieur : les blouses blanches, la famille, les admi­nis­tra­tions, la rue… Le couperet de la sanction sociale tombe et retombe sans cesse : « Vos corps ne vous appar­tiennent pas. »

Je suis un enfant victime de violences intra­fa­mi­liales : je connais du plus profond de mes tripes ce sentiment de ne pas se posséder, je sais dans ma bile et dans mon sang ce que cela signifie de se voir refuser l’autonomie et l’intégrité physique. La tran­si­tion, rémi­nis­cence inat­ten­due, me ramène à mon minuscule corps malmené par les adultes, cette enveloppe comme cata­ly­seur de la brutalité des autres, punching-ball à la merci de toutes et tous. Surtout de tous.

Je deviens celui que je veux être au contact de l’amour

Au fil des mois pourtant, j’aperçois celui que je rêve d’être depuis longtemps. Je m’observe de nouveau dans le miroir et mon corps se dessine sous mes yeux. Mes muscles se taillent et s’affûtent, ma moustache se dessine sur le haut de ma lèvre, ma voix perd en octaves de semaine en semaine. Certains matins, des larmes déli­cieu­se­ment silen­cieuses coulent sur mes joues. Ainsi la joie tant espérée pointe le bout de son nez. Elle prend des formes retorses et inat­ten­dues, surtout celle de l’amour. Les mains de mes ami·es qui voltigent en cuisine, quand la dépres­sion m’empêche de me nourrir. Leurs bras qui m’enveloppent lorsque je suis trop secoué par la peur. Le sourire espiègle de mon amoureuse qui, tra­ver­sant aussi l’épreuve indes­crip­tible qu’est la tran­si­tion, comprend tout. La tendresse qui coule de la pulpe de ses doigts lorsqu’elle les pose dans mon cou. L’intensité curieuse de son regard qui sonde le fond de ma rétine. Je deviens celui que je veux être au contact de l’amour, celui qu’on me donne, celui qu’on m’intime de m’offrir, aussi. Petit à petit, je reprends la barre de ce radeau tabassé par des années de rouleaux salés. Petit à petit, mon corps me revient.

 

Parler : Les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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