Au lycée, tenues (in)correctes exigées

Du voile au crop top, les injonc­tions ves­ti­men­taires pèsent par­ti­cu­liè­re­ment sur les élèves des collèges et lycées. Pour les filles, sous couvert de laïcité ou de moralisme, c’est la double peine. Des pressions qui passent mal à un âge où le vêtement est un espace idéal pour s’affranchir des normes.
Publié le 21/10/2024
Photos Maylis Rolland / Hans Lucas pour La Déferlante Les photos de ce reportage ont été réalisées en juin 2024 au lycée professionnel Léonard-de-Vinci à Nantes. Debout : Justine, 18 ans, Chanez, 17 ans, et Josué, 19 ans.Assis·es : Amina, 18 ans (à gauche), et Till, 17 ans (à droite).
Au lycée pro­fes­sion­nel Léonard-de-Vinci à Nantes, juin 2024. Debout : Justine, 18 ans, Chanez, 17 ans, et Josué, 19 ans. Assis·es : Amina, 18 ans (à gauche), et Till, 17 ans (à droite). Crédit photo : Maylis Rolland / Hans Lucas pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

« J’ai toujours bien aimé les vêtements. Pendant la nuit je pense à une tenue, et je suis hésitant. Parfois j’hésite à la mettre, car je sais que je vais avoir des avis négatifs, des regards. Mais je la mets quand même, parce que j’ai envie de porter cette tenue. »

Ce jour-là, Josué arbore un dos nu à dentelles noires et une splendide accu­mu­la­tion de colliers dorés. À 19 ans, le jeune homme est en terminale MMV (métiers de la mode et du vêtement) dans un lycée pro­fes­sion­nel de Nantes (Pays de la Loire). Il fabrique et coud lui-même certains de ses bijoux et vêtements. Pour lui, la tenue est un moyen d’affirmer sa per­son­na­li­té. « Avec les vêtements, tu peux t’exprimer publi­que­ment », renchérit Chanez, 17 ans, dans la même classe.

 

Josué fabrique ses propres vêtements et bijoux.

Josué fabrique ses propres vêtements et bijoux.

 

Pourtant, dans une société de plus en plus crispée sur la question des appa­rences et des normes, attaquer la jeunesse sur sa tenue est la dernière tocade éducative. Une tendance qu’illustrent aussi bien la décision de Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, d’interdire à partir de la rentrée 2023 le port de l’abaya (une robe longue et ample) ou du qamis (1) (longue tunique portée par les hommes), perçus comme vêtements religieux, au sein des éta­blis­se­ments scolaires (lire l’encadré ci-dessous), que le projet d’expérimenter l’uniforme à l’école lancé en 2024.

Pour Aude Le Guennec, anthro­po­logue du vêtement à la Glasgow School of Arts, « la question ves­ti­men­taire semble aujourd’hui être la seule “prise” des adultes sur cette jeunesse ». Au risque de venir brider sa construc­tion iden­ti­taire, faci­le­ment taxée de com­mu­nau­ta­risme. Pourtant, les étudiant·es qu’elle connaît « essaient, tentent, expé­ri­mentent. Leur culture est versatile et inat­ten­due ».

 

Interdictions vestimentaires à l’école : ce que dit la loi

La loi du 15 mars 2004 encadre, « en appli­ca­tion du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues mani­fes­tant une appar­te­nance reli­gieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Selon l’article L141‑5–1 du Code de l’éducation, le port de signes ou de tenues par les­quelles les élèves mani­festent osten­si­ble­ment une appar­te­nance reli­gieuse est interdit. Encadrer ne signi­fiant pas interdire, la loi donne lieu à de multiples inter­pré­ta­tions qui s’apprécient au cas par cas. Les signes dits d’appartenance à une religion – kippa, croix, voile – peuvent être portés de façon discrète, sans mani­fes­ta­tion de pro­sé­ly­tisme. Dans les faits, c’est le foulard qui est visé par cette loi, et c’est lui que les élèves doivent enlever avant d’entrer dans les éta­blis­se­ments scolaires.

Malgré de nom­breuses ten­ta­tives de légiférer dans le sens d’une inter­dic­tion, il est en revanche possible de porter le voile ou d’autres signes religieux à l’université, ainsi que dans l’espace public. Les fonc­tion­naires – dont les enseignant·es du service public – sont également tenu·es de respecter une stricte neu­tra­li­té et de ne pas afficher mani­fes­te­ment leurs convic­tions religieuses.

Le 31 août 2023, une note de service parue au Bulletin officiel de l’Éducation nationale précise que le port de tenues longues et cou­vrantes de type abaya ou qamis « mani­fes­tant osten­si­ble­ment une appar­te­nance reli­gieuse en milieu scolaire ne peut y être toléré ». Le texte rappelle qu’en cas de non-respect, un dialogue doit être engagé avec l’élève avant la mise en place d’une procédure disciplinaire.

 

Une seule religion visée

Amina, 18 ans, est en terminale AEPA (animation enfance et personnes âgées). La jeune femme, qui se voile au quotidien, adopte pour le lycée un look pantalon large et sweat. C’est ce qu’Aude Le Guennec nomme « la mode modeste » : des tenues cou­vrantes et confor­tables, dont sont actuel­le­ment remplis les rayons de la fast-fashion et que l’on voit régu­liè­re­ment lors des défilés des fashion weeks. « Je vois beaucoup de jugements liés à ma robe large et à mon voile, confie Amina. Les gens me regardent comme s’ils avaient peur. Moi je me sens mieux dans ma robe, mais je suis à l’aise aussi en pantalon. »

 

Amina est en terminale. Au lycée, elle est contrainte d’enlever son voile.

Amina est en terminale. Au lycée, elle est contrainte d’enlever son voile.

 

Lovona, 17 ans, et Fatima, 16 ans, sont en première AGOrA (assis­tance à la gestion des orga­ni­sa­tions et de leurs activités). L’une a troqué son jean déchiré et son haut moulant pour un voile, l’an dernier. « C’est mon choix. On peut penser que ça me freine, mais non. Ça me fait plaisir, et ça ne m’empêche de rien. » L’autre est régu­liè­re­ment la cible d’une partie du corps ensei­gnant, qui ne supporte pas qu’elle porte au lycée un bandeau en coton noir acheté dans une enseigne de sport, alors que ses longs cheveux en queue de cheval sont pourtant bien visibles. « L’école est laïque, on respecte ça. Alors pourquoi nous jeter des regards insis­tants lorsqu’on enlève notre voile avant le portail ? », demandent-elles.

Le syndicat SUD Éducation qui s’était déjà ouver­te­ment posi­tion­né contre la loi 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques (lire l’encadré ci-dessus), s’oppose également aux dis­po­si­tions récentes sur l’abaya et le qamis. « Le problème, c’est que non seulement c’est toujours la même religion qui est visée, mais aussi toujours le même genre, estime Lucie (elle préfère ne pas donner son nom de famille), ensei­gnante et ani­ma­trice de la com­mis­sion anti-sexisme du syndicat. L’histoire des qamis c’est juste pour cacher le sexisme. En vérité, la laïcité, c’est pour les musul­manes. Et sous couvert de laïcité, on renvoie des filles chez elles. »

Le syndicat, qui se posi­tionne clai­re­ment en faveur du libre choix par les élèves de leur tenue, a régu­liè­re­ment des remontées de collègues faisant face à des chef·fes d’établissement, des CPE ou des enseignant·es zélé·es, qui s’appuient sur les exigences ves­ti­men­taires du règlement intérieur. « Mais léga­le­ment, on n’a même pas le droit d’imposer une tenue ves­ti­men­taire ! Quant aux critères définis dans les règle­ments, ils sont toujours sujets à inter­pré­ta­tions… Au final, il s’agit surtout d’adultes qui veulent contrôler le corps des jeunes filles. »

Pour Alice Pfeiffer, jour­na­liste de mode et titulaire d’un master en gender studies de la London School, l’agentivité des jeunes femmes est déli­bé­ré­ment ignorée. « On prête une sou­mis­sion patriar­cale absolue au fait de se voiler, alors que cela peut tout à fait être un choix. Et ce n’est ni l’affaire du gou­ver­ne­ment, ni de certaines fémi­nistes ! » Pour Aude Le Guennec, « l’abaya est stig­ma­ti­sée et on renvoie alors l’adolescente à la règle. Mais les tenues larges qui sont à la mode, elles, ne semblent poser aucun problème. En fait, il y a deux poids deux mesures. Où place-t-on le curseur ? Et aussi, qui le place ? ».

 

Till, élève de terminale animation enfants et personnes âgées (AEPA).

Till, élève de terminale animation enfants et personnes âgées (AEPA).

 

Till, 17 ans, est en terminale AEPA, dans la classe d’Amina. Le jeune homme ne comprend pas pourquoi ses camarades subissent autant de réflexions sur leurs tenues. Son « langage non verbal », à lui aussi, est fait de sweats et de pantalons larges, sans que l’équipe péda­go­gique semble s’en offusquer.

« À Nantes, ça va encore, c’est une grande ville, il y a une ouverture d’esprit », admet Justine, 19 ans, en terminale MMV. L’étudiante, dont la mère était cou­tu­rière, porte un corset serré sur une chemise blanche à volants, une jupe noire – look que les quadras ayant grandi dans les années 1990 qua­li­fie­raient de « gothique » – et un trait d’eye-liner à faire pâlir Amy Winehouse. Si elle a l’habitude des regards admi­ra­tifs ou étonnés sur ses tenues, elle trouve odieuse la forme de féti­chi­sa­tion de certains hommes à son égard. « Je n’ai pas envie d’être un fantasme ! », assène-t-elle. Quant à certain·es enseignant·es, ils et elles insistent sur la nécessité de porter une tenue sobre pour décrocher un stage ou passer un examen. « Le milieu scolaire est très patriar­cal, résume Justine. On nous dit de ne pas trop être dans “l’extravagance”, pas trop maquillé·e, pas trop tatoué·e… En tout cas, moi, j’ai toujours réussi à obtenir un stage ! »

 

Justine (en jupe) adopte les codes du style gothique, et Chanez, se reconnaît dans le style « old money ». Justine (en jupe) adopte les codes du style gothique, et Chanez, se reconnaît dans le style « old money ».

Justine (en jupe) adopte les codes du style gothique, et Chanez, se reconnaît dans le style « old money ».

 

Ces cris­pa­tions témoignent d’une forme d’ignorance liée à l’absence d’éducation ves­ti­men­taire, estime Aude Le Guennec : « On voit le vêtement comme un objet de consom­ma­tion, alors qu’il est un objet de socia­li­sa­tion. Qu’est-ce qui fait vêtement ? C’est quoi, un look ? On a tota­le­ment mis de côté la subtilité du langage du vêtement. Quant à la fabri­ca­tion du citoyen français, elle relève d’une vision jaco­bi­niste. On doit tous être pareils. » Au contraire, comme l’explique Virginie Vinel, pro­fes­seure de socio­lo­gie et d’anthropologie à l’université de Franche-Comté, les New Childhood Studies (c’est-à-dire les nouvelles approches en socio­lo­gie de l’enfance) « consi­dèrent les enfants, les ado­les­centes et les ado­les­cents comme des actrices et acteurs sociaux, dont les pratiques sont produites par les struc­tures sociales, mais qui inter­prètent et par­ti­cipent à la construc­tion, voire à la modi­fi­ca­tion de leur envi­ron­ne­ment ».

 

Le chiffon rouge de la police du vêtement

Les nouvelles géné­ra­tions se montrent davantage critiques des com­men­taires qui peuvent être prononcés à leur égard, sur leur corps et leur genre. Chanez s’est ainsi agacée qu’une amie « avec une forte poitrine » s’entende dire que son crop top faisait « vulgaire ». Éternel chiffon rouge de la police du vêtement, le mythique top au-dessus du nombril a beaucoup fait parler de lui lorsque, en juillet 2021, Emmanuel Macron a invoqué l’exigence d’une « tenue décente » dans un entretien au magazine ELLE.

Une remarque sexiste donnant lieu à un florilège de photos de jeunes femmes nombril à l’air agré­men­tées d’un #BalanceTonTop sur les réseaux sociaux. Cet épisode entre en résonance avec celui de septembre 2020 où les #BalanceTonBahut et #Lundi14Septembre dénon­çaient le sexisme s’en prenant aux tenues des filles dans les éta­blis­se­ments scolaires. Ce à quoi Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, avait rétorqué qu’il convenait de s’habiller à l’école d’« une façon répu­bli­caine ».

Alors qu’un bout de ventre visible semble mettre en émoi le milieu éducatif et les poli­tiques, Amina, elle, ne peut pas porter l’abaya kimono, une tenue pourtant fluide et ample mais jugée trop reli­gieuse par l’institution. Josué, pour sa part, est conscient de ses pri­vi­lèges : « Moi j’ai le droit de porter un haut trans­pa­rent, mais mes camarades filles essuient des remarques. J’ai la sensation d’être favorisé, de pouvoir me permettre ce qu’on refuse à d’autres. »

 

La mode comme outil d’émancipation

« Le corps fait basculer le sens du vêtement. On te prête alors des qualités ou défauts qu’on projette sur ta mor­pho­lo­gie, analyse la jour­na­liste de mode Alice Pfeiffer. On assimile un intellect variable et une sexua­li­sa­tion à certaines appa­rences. Une fille qui a des formes est tout de suite sexua­li­sée. » Chanez confirme : « On me sexualise depuis que j’ai 10 ans, c’est tellement dégoûtant ! C’est comme si on était une proie. T’as la rage, et l’envie de vomir. On ne sait pas comment sortir de ça. »

Maîtriser l’art des conve­nances permet aussi de s’en affran­chir quand on le souhaite. « À la banque, je fais exprès de bien m’habiller, s’amuse Josué. Bien sûr qu’on peut jouer sur l’intention que les gens mettent derrière le vêtement. » Les propos, comme les tenues, sont assumés. La mode comme arme d’émancipation face aux carcans patriar­caux ? Lucie, ensei­gnante de SUD Éducation, observe que les adolescent·es d’aujourd’hui se montrent beaucoup plus tolérant·es et ouvert·es à toutes les tenues, alors les réac­tion­naires s’affolent et « essaient de légiférer ».

Un constat partagé par la socio­logue Virginie Vinel : « Sous l’effet du renou­vel­le­ment du féminisme, des mou­ve­ments LGBTQI+ et de leur diffusion via les réseaux sociaux, la réflexi­vi­té des adolescent·es s’accroît et les amène parfois à mettre en question ces res­tric­tions scolaires, et à décons­truire davantage les sté­réo­types de genre. » Pour Alice Pfeiffer, les identités queers, notamment, par­ti­cipent beaucoup de cette décons­truc­tion des codes : « Se libérer doit devenir une norme. La fluidité des genres et les ves­tiaires se rejoignent. On doit avoir le droit d’aller vers tous les paradoxes, sans en juger aucun. » Encore moins, peut-être, ceux d’une jeunesse qui vient « assumer la mode » et bousculer les carcans d’une société accro au jean basique. •

Cet article a été édité par Élise Thiébaut.


(1) L’abaya et le qamis sont des vêtements tra­di­tion­nels portés dans les pays arabes et du golfe Persique couvrant le corps des épaules jusqu’aux pieds. Dans l’évocation de cette inter­dic­tion, on ne retiendra ensuite com­mu­né­ment que celle de l’abaya.

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Elsa Gambin

Journaliste indépendante nantaise, elle travaille notamment sur les féminismes, l'adolescence, les mouvements sociaux. Ancienne travailleuse sociale, elle est spécialisée en protection de l'enfance. Elle collabore notamment avec Télérama, Mediacités, Topo et Le Monde des Ados. (crédit photo Marine Fromont.) Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.