Comment les cathos réactionnaires s’infiltrent dans les sphères de pouvoir

Un mois après la nomi­na­tion du gou­ver­ne­ment Barnier et malgré les gages donnés par le nouveau Premier ministre sur les droits repro­duc­tifs et pour les personnes LGBT+, l’influence des milieux catho­liques réac­tion­naires sur ses ministres inquiète dans les milieux fémi­nistes et LGBT+. En l’espace de dix ans, La Manif pour tous a certes perdu en influence, mais d’autres groupes de pression, béné­fi­ciant d’un fort soutien média­tique, sont passés à l’action – dans l’enseignement notamment. 
Publié le 25/10/2024
À Lyon, une semaine après la nomination du nouveau gouvernement, des manifestantes réclament l'application des programmes d'éducation à la sexualité dans les écoles, septembre 2024. Crédit photo : Elsa Biyick / Hans Lucas.
À Lyon, une semaine après la nomi­na­tion du nouveau gou­ver­ne­ment, des mani­fes­tantes réclament l’ap­pli­ca­tion des pro­grammes d’é­du­ca­tion à la sexualité dans les écoles, septembre 2024. Crédit photo : Elsa Biyick / Hans Lucas.

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Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces décla­ra­tions, quand son gou­ver­ne­ment a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réac­tion­naires catholiques ?

Bruno Retailleau (Intérieur) fait partie des plus fervents soutiens du mouvement de La Manif pour tous (LMPT) – renommée en 2023 Le Syndicat de la famille. Comme d’autres ministres – Catherine Vautrin (Partenariat avec les ter­ri­toires et Décentralisation de la France), Annie Genevard (Agriculture, Souveraineté ali­men­taire et Forêt), Patrick Hetzel (Enseignement supérieur et Recherche), François-Noël Buffet (Outre-mer) et Sophie Primas (chargée du Commerce extérieur et des Français de l’étranger) –, il a voté contre la loi Taubira ins­ti­tuant en 2013 le mariage pour toustes, puis, à l’instar d’Othman Nasrou (secré­taire d’État chargé de la Citoyenneté et de la Lutte contre les dis­cri­mi­na­tions), a longtemps soutenu son abro­ga­tion. Comme Laurence Garnier (secré­taire d’État chargée de la Consommation), il a voté en 2022 contre l’interdiction des thérapies de conver­sion (qui pré­tendent guérir les personnes homo- ou bisexuelles de leur orien­ta­tion sexuelle, comme si elles étaient malades), et contre la consti­tu­tion­na­li­sa­tion de l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) à l’hiver 2024.

« À part Retailleau, ce sont quand même des seconds couteaux, des résidus de La Manif pour toustempère Céline Béraud, socio­logue, spé­cia­liste des questions de genre et des religions à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils sont allés chercher celles et ceux qui restaient chez Les Républicains, c’est-à-dire des personnes issues de la droite très conser­va­trice. » Avec seulement 47 député·es du groupe Droite répu­bli­caine (ex-Les Républicains) à l’Assemblée nationale, ce gou­ver­ne­ment n’aura selon elle pas la force de frappe suf­fi­sante pour « désanc­tua­ri­ser » les droits liés à l’IVG et aux familles LGBT+ : « Leur parti ne repré­sente rien. »

Mais les asso­cia­tions fémi­nistes ne se disent pas rassurées pour autant. « Si on ne met ni volonté politique ni moyens finan­ciers, il n’y a pas besoin de toucher aux lois pour res­treindre les droits », pointe Véronique Sehier, rap­por­teure de l’étude « Droits sexuels et repro­duc­tifs en Europe », publiée en 2019 par le Conseil éco­no­mique, social et environnemental. 

Elle mentionne, pour exemple, une étude régionale réalisée par le Planning familial, dont elle a été co-présidente. « Dans les Hauts-de-France, seul un centre d’IVG sur deux pratique actuel­le­ment des inter­rup­tions de grossesse jusqu’à la fin de la qua­tor­zième semaine, comme le prévoit pourtant la loi. » 

Le noyautage des associations d’usagers

Surtout, « il ne faut pas sous-estimer les réseaux catho­liques », explique Céline Béraud. Car si La Manif pour tous a indé­nia­ble­ment perdu en influence depuis 2013, de nom­breuses orga­ni­sa­tions satel­lites ont continué à se déve­lop­per. Parmi celles qui ont « gagné en pro­fes­sion­na­li­sa­tion et en visi­bi­li­té », la socio­logue cite les Associations fami­liales catho­liques (AFC), à l’origine du lobbying exercé sur les sénateur·ices contre l’inscription de l’avortement dans la consti­tu­tion à l’hiver 2024 ; mais également l’association anti-IVG Alliance Vita, créée par Christine Boutin, dont le délégué général, Tugdual Derville, a été porte-parole de La Manif pour tous en 2013.

« Les Associations fami­liales catho­liques, sous l’égide de l’Union dépar­te­men­tale des asso­cia­tions fami­liales, sont entrées dans un certain nombre de struc­tures comme repré­sen­tantes des usagers, et c’est ça qui est inquié­tant aujourd’hui », commente Véronique Sehier. En mars dernier, elles deman­daient la sup­pres­sion des « très nom­breuses réfé­rences au genre » dans le programme d’éducation affective et sexuelle mis en place en 2001 dans les éta­blis­se­ments scolaires, dans le parfait pro­lon­ge­ment de leur lutte contre le programme péda­go­gique « les ABCD de l’égalité » en 2013.


UNE ACCÉLÉRATION DES PANIQUES RÉACTIONNAIRES À L’UNIVERSITÉ


Les questions liées à l’identité de genre sont au cœur de la bataille que livrent « les héritiers de La Manif pour tous », comme les appelle Maud Royer, pré­si­dente de l’association féministe Toutes des femmes, et autrice du Lobby trans­phobe (Textuel, 2024). Dans une chronique publiée dans le numéro 15 de La Déferlante, elle rappelle l’alliance tacite conclue entre « les groupes “antigenre”, proches des droites catho­liques » et « les franges les plus réac­tion­naires de la psy­cha­na­lyse et de la psy­chia­trie ». Sociologue des médias, Karine Espineira fait le même constat : dans Transidentités et tran­si­tudes. Se défaire des idées reçues (Le Cavalier Bleu, 2024, coécrit avec Maud-Yeuse Thomas), elle explique que « l’ensemble des mou­ve­ments “anti” a investi la scène média­tique et “contaminé” pro­gres­si­ve­ment la sphère politique depuis 2011 ». C’est ainsi que, au printemps 2024, une pro­po­si­tion de loi inter­di­sant les tran­si­tions de mineur·es, largement inspirée du rapport d’un groupe de pression trans­phobe (l’Observatoire la Petite Sirène), a été adoptée au Sénat.

« Une resucée de la théorie “antigenre” »

Davantage que la remise en question de droits acquis, Céline Béraud craint aujourd’hui l’accélération des paniques réac­tion­naires visant en par­ti­cu­lier, dans l’enseignement supérieur, les études de genre et les études post­co­lo­niales. « Mon ministre, Patrick Hetzel, est de ceux qui ont fait enfler la polémique sur le “wokisme” à l’université, qui est une sorte de resucée de la “théorie antigenre” » que bran­dissent les milieux catho­liques, arguant que le genre n’est pas une construc­tion sociale. La socio­logue s’inquiète également des rapports de force au sein des éta­blis­se­ments scolaires. Des per­son­na­li­tés conser­va­trices comme Alexandre Portier, ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement pro­fes­sion­nel, pour­raient y trouver des relais asso­cia­tifs comme le Syndicat de la famille ou le mouvement SOS Éducation, qui prétend réunir parents et pro­fes­seurs et qui est proche de l’extrême droite. Ces réseaux pour­raient lancer de nouvelles polé­miques sur les enfants trans ou l’éducation sexuelle à l’école.

Dans ce contexte inquié­tant pour les droits des minorités sexuelles et de genre, la nouvelle secré­taire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Salima Saa, déplorait à la fin de septembre que la loi de 2001 prévoyant trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école ne soit pas appliquée. Une décla­ra­tion sur­pre­nante, car tota­le­ment à contre-courant des positions affichées par une bonne partie de ses collègues du gou­ver­ne­ment. La secré­taire d’État risque de se retrouver bien seule pour passer à l’action. 


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Rozenn Le Carboulec

Journaliste indépendante, elle est passée par L’Obs et la rédaction en chef de Têtu. Créatrice du podcast Quouïr pour Nouvelles écoutes, elle travaille aujourd’hui principalement avec Mediapart. Elle est l’autrice de Les Humilié·es. Dix ans après le mariage pour tous : l’heure du bilan (Équateurs, mai 2023). Voir tous ses articles

S’habiller, en découdre avec les injonctions

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