Ils auraient été aperçus fin juin, lors d’une distribution par des policiers devant la gare Lille Flandres (Nord). Mais à Paris, malgré nos recherches, aucune trace de ces fameux prospectus édités par le ministère de l’Intérieur. À défaut d’être disponibles, les flyers adressés aux victimes et aux témoins de harcèlement font parler d’eux. Plutôt négativement.
Sur son compte Instagram, le groupe Collages féminicides Paris publiait fin juin un message mural ironique : « Tremblez ! Les flyers sont arrivés ! », assorti d’un commentaire sur le « ridicule » de l’opération. Même sarcasme du côté de l’association Osez le féminisme !, où les militantes dénoncent « une mesure gadget ». Maëlle Lenoir, membre de la coordination nationale du collectif Nous toutes, s’étonne : « Je ne connais aucun mouvement ayant suggéré que les forces de l’ordre éditent cinq millions de papiers contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) ; cela montre la déconnexion entre les pouvoirs publics et les associations ». Pire, relève cette dernière, le contenu est « culpabilisant pour les victimes », car les conseils sont délivrés sur le ton de l’injonction : « Faites du bruit », ou « Mettez-vous en sécurité pour prévenir au plus vite les forces de l’ordre ». Pour l’activiste, c’est le signe d’une « complète méconnaissance des mécanismes de sidération », qui annihilent les possibilités de réagir sur le vif.
« Pour résoudre le problème [des violences], il faut s’adresser aux hommes », renchérit le sociologue Mischa Dekker, qui déplore que le flyer ne cible pas les agresseurs potentiels. Ce chercheur, qui a consacré sa thèse à la politisation du harcèlement misogyne dans l’espace public, retrace l’origine du débat au début des années 2000, avec la parution de la première enquête comptabilisant sur le plan national les violences envers les femmes (Enveff) par l’Ined. Ce rapport affirme que les violences sexistes et sexuelles (VSS) sont, dans leur immense majorité, perpétrées par des membres de l’entourage des victimes. Pour exemple, 91 % des 94 000 femmes violées chaque année connaissaient leur agresseur.
« Dans les campagnes de prévention, les agresseurs ne sont jamais nommés, encore moins montrés.»
Le phénomène dit « du harcèlement de rue », bien que massif, n’inverse pas ce ratio. Et qu’importe le contexte dans lequel elles sont commises, les violences sont souvent reléguées, par des subterfuges du langage courant, à la sphère du sentiment amoureux ou du désir libidinal : on parle encore souvent de « crime passionnel » pour un meurtre féminicidaire, ou de « promotion canapé » pour désigner du harcèlement au travail. L’espace public n’échappe pas à cette règle avec l’emploi fréquent de l’expression « drague de rue ». Mischa Dekker souligne que, dans les visuels de prévention, les agresseurs sont très rarement nommés, et encore moins montrés. Lors de précédentes campagnes, « les hommes ont été représentés sous forme d’animaux – requins, crocodiles – ou alors figurés par des ombres ». Et le chercheur de conclure : « C’est plutôt pour le volet répressif que les politiques publiques s’intéressent aux responsables. »
Un accueil catastrophique dans les commissariats
Créé en 2018 sous la houlette de Marlène Schiappa, le délit « d’outrage sexiste » punit les infractions telles que les sifflements, les commentaires sur le physique ou encore les insultes d’une amende oscillant entre 90 euros et 1 500 euros. Une loi promulguée le 24 janvier 2023 prévoit une aggravation de la peine jusqu’à 3 750 euros si le délit est commis à l’encontre d’une personne de moins de 15 ans, en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre réelle ou supposée, mais également si l’infraction a lieu dans un véhicule affecté au transport collectif (comme le métro) ou particulier (les taxis ou les VTC). Mais la portée de ce texte est avant tout symbolique : seuls 3700 outrages sexistes ont été enregistrés par les services de sécurité de 2020 à 2021, les plus récentes données disponibles.
« Avant de dire aux victimes de porter plainte, il faut créer les conditions exemplaires pour les accueillir ! », s’insurge Maëlle Noir du collectif Nous toutes. La militante cite le rapport sur l’accueil en commissariat, commandé par la préfecture de police de Paris au Centre Hubertine Auclert et diffusé en janvier 2019, qui révélait une prise en charge catastrophique.
« Deux milliards pour nous protéger vraiment »
Pour le moment, les flyers se contentent d’afficher un QR Code qui redirige vers le site Internet ministériel « Ma sécurité », plateforme permettant en théorie de « tchatter » 24 h/24 avec un policier ou un gendarme. Les équipes de la Maison des femmes de Saint-Denis ont testé le dispositif. « On a dû attendre un long moment et relancer à plusieurs reprises avant d’avoir un retour des services de police », regrette la gynécologue Ghada Hatem, qui salue malgré tout « un outil qui a le mérite d’exister ».
En réaction à l’opération lancée par la place Beauvau, le collectif Nous toutes s’apprête, d’ici quelques jours, à partager en ligne sa propre brochure traitant de « la sécurité des femmes et personnes LGBT+ dans l’espace public et privé ». Leur tract revu et corrigé s’adresse en priorité aux forces de l’ordre, qu’il enjoint à suivre des formations sur les violences sexistes et sexuelles, mais aussi à écouter les victimes et à faire preuve d’empathie. Si aucune association n’a jamais exigé cinq millions de prospectus, la plupart en revanche espèrent « deux milliards pour nous protéger vraiment ».
→ Retrouvez la revue de presse ainsi que les coups de cœur de la rédaction juste ici.