Flyers de Darmanin : beaucoup de bruit pour rien ?

Mi-mai, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonçait la dis­tri­bu­tion durant l’été de cinq millions de flyers pour favoriser « la sécurité des femmes dans l’espace public ». Deux mois après cette annonce en fanfare, les pros­pec­tus sont dif­fi­ci­le­ment trou­vables. Les expert·es des violences de genre expliquent, par ailleurs, que cette campagne se trompe de cible.
Publié le 20 juillet 2023
Ici dans le Nord, sur le parvis de la gare Lille Flandres. Les flyers s’a­dressent uni­que­ment aux femmes victimes et aux éventuels témoins. Crédit photo : Hermeline Pernoud

Ils auraient été aperçus fin juin, lors d’une dis­tri­bu­tion par des policiers devant la gare Lille Flandres (Nord). Mais à Paris, malgré nos recherches, aucune trace de ces fameux pros­pec­tus édités par le ministère de l’Intérieur. À défaut d’être dis­po­nibles, les flyers adressés aux victimes et aux témoins de har­cè­le­ment font parler d’eux. Plutôt négativement.

Sur son compte Instagram, le groupe Collages fémi­ni­cides Paris publiait fin juin un message mural ironique : « Tremblez ! Les flyers sont arrivés ! », assorti d’un com­men­taire sur le « ridicule » de l’opération. Même sarcasme du côté de l’association Osez le féminisme !, où les mili­tantes dénoncent « une mesure gadget ». Maëlle Lenoir, membre de la coor­di­na­tion nationale du collectif Nous toutes, s’étonne « Je ne connais aucun mouvement ayant suggéré que les forces de l’ordre éditent cinq millions de papiers contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) cela montre la décon­nexion entre les pouvoirs publics et les asso­cia­tions ». Pire, relève cette dernière, le contenu est «culpa­bi­li­sant pour les victimes », car les conseils sont délivrés sur le ton de l’injonction : « Faites du bruit », ou « Mettez-vous en sécurité pour prévenir au plus vite les forces de l’ordre ». Pour l’activiste, c’est le signe d’une « complète mécon­nais­sance des méca­nismes de sidé­ra­tion », qui anni­hilent les pos­si­bi­li­tés de réagir sur le vif.

« Pour résoudre le problème [des violences], il faut s’adresser aux hommes », renchérit le socio­logue Mischa Dekker, qui déplore que le flyer ne cible pas les agres­seurs poten­tiels. Ce chercheur, qui a consacré sa thèse à la poli­ti­sa­tion du har­cè­le­ment misogyne dans l’espace public, retrace l’origine du débat au début des années 2000, avec la parution de la première enquête comp­ta­bi­li­sant sur le plan national les violences envers les femmes (Enveff) par l’Ined. Ce rapport affirme que les violences sexistes et sexuelles (VSS) sont, dans leur immense majorité, per­pé­trées par des membres de l’entourage des victimes. Pour exemple, 91 % des 94 000 femmes violées chaque année connais­saient leur agresseur.


« Dans les campagnes de pré­ven­tion, les agres­seurs ne sont jamais nommés, encore moins montrés.»


Le phénomène dit « du har­cè­le­ment de rue », bien que massif, n’inverse pas ce ratio. Et qu’importe le contexte dans lequel elles sont commises, les violences sont souvent reléguées, par des sub­ter­fuges du langage courant, à la sphère du sentiment amoureux ou du désir libidinal : on parle encore souvent de « crime pas­sion­nel » pour un meurtre fémi­ni­ci­daire, ou de « promotion canapé » pour désigner du har­cè­le­ment au travail. L’espace public n’échappe pas à cette règle avec l’emploi fréquent de l’expression « drague de rue ». Mischa Dekker souligne que, dans les visuels de pré­ven­tion, les agres­seurs sont très rarement nommés, et encore moins montrés. Lors de pré­cé­dentes campagnes, « les hommes ont été repré­sen­tés sous forme d’animaux – requins, cro­co­diles – ou alors figurés par des ombres ». Et le chercheur de conclure : « C’est plutôt pour le volet répressif que les poli­tiques publiques s’intéressent aux responsables. »

Un accueil catastrophique dans les commissariats

Créé en 2018 sous la houlette de Marlène Schiappa, le délit « d’outrage sexiste » punit les infrac­tions telles que les sif­fle­ments, les com­men­taires sur le physique ou encore les insultes d’une amende oscillant entre 90 euros et 1 500 euros. Une loi pro­mul­guée le 24 janvier 2023 prévoit une aggra­va­tion de la peine jusqu’à 3 750 euros si le délit est commis à l’encontre d’une personne de moins de 15 ans, en raison de son orien­ta­tion sexuelle ou de son identité de genre réelle ou supposée, mais également si l’infraction a lieu dans un véhicule affecté au transport collectif (comme le métro) ou par­ti­cu­lier (les taxis ou les VTC). Mais la portée de ce texte est avant tout sym­bo­lique seuls 3700 outrages sexistes ont été enre­gis­trés par les services de sécurité de 2020 à 2021, les plus récentes données disponibles.

« Avant de dire aux victimes de porter plainte, il faut créer les condi­tions exem­plaires pour les accueillir ! », s’insurge Maëlle Noir du collectif Nous toutes. La militante cite le rapport sur l’accueil en com­mis­sa­riat, commandé par la pré­fec­ture de police de Paris au Centre Hubertine Auclert et diffusé en janvier 2019, qui révélait une prise en charge catas­tro­phique.

« Deux milliards pour nous protéger vraiment »

Pour le moment, les flyers se contentent d’afficher un QR Code qui redirige vers le site Internet minis­té­riel « Ma sécurité », pla­te­forme per­met­tant en théorie de « tchatter » 24 h/24 avec un policier ou un gendarme. Les équipes de la Maison des femmes de Saint-Denis ont testé le dis­po­si­tif. « On a dû attendre un long moment et relancer à plusieurs reprises avant d’avoir un retour des services de police », regrette la gyné­co­logue Ghada Hatem, qui salue malgré tout « un outil qui a le mérite d’exister ».

En réaction à l’opération lancée par la place Beauvau, le collectif Nous toutes s’apprête, d’ici quelques jours, à partager en ligne sa propre brochure traitant de « la sécurité des femmes et personnes LGBT+ dans l’espace public et privé ». Leur tract revu et corrigé s’adresse en priorité aux forces de l’ordre, qu’il enjoint à suivre des for­ma­tions sur les violences sexistes et sexuelles, mais aussi à écouter les victimes et à faire preuve d’empathie. Si aucune asso­cia­tion n’a jamais exigé cinq millions de pros­pec­tus, la plupart en revanche espèrent « deux milliards pour nous protéger vraiment ».

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