L’affaire Cantat

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Le 1er août 2003, la comé­dienne Marie Trintignant meurt des suites des coups por­tés par son com­pa­gnon, le chan­teur Bertrand Cantat. C’est le « crime pas­sion­nel » d’un rockeur roman­tique, assurent ceux qui prennent sa défense. Sept ans plus tard, pour son grand retour sur scène, un nou­vel argu­ment est bran­di : il fau­drait sépa­rer l’homme de l’artiste. L’autrice et acti­viste Rose Lamy revient sur cette affaire qui marque un tour­nant, en France, dans l’histoire des féminicides.

On parle tra­di­tion­nel­le­ment de l’affaire Cantat, mais il serait plus juste de par­ler « des » affaires Cantat. Car l’histoire, telle qu’on peut la racon­ter aujourd’hui, se déroule en deux temps. Il y a la mort de Marie Trintignant sous les coups de Bertrand Cantat en 2003, qui pro­duit la sidé­ra­tion de l’opinion publique, et un trai­te­ment média­tique plus appli­qué à défendre la répu­ta­tion de l’homme qu’à res­ti­tuer des faits pour­tant éta­blis par les rap­ports d’autopsie. Et il y a l’indignation que pro­voque le retour de l’artiste sur la scène musi­cale et média­tique en 2010, à la demande express d’un boys’ club[1].

Tant qu’il pur­geait sa peine – en pri­son, puis en liber­té condi­tion­nelle –, les fémi­nistes se sont tues. Mais en 2010, « la reprise de ses concerts et l’accueil en héros qu’il a reçu ont mis le feu aux poudres », se sou­vient Isabelle Germain, créa­trice du média fémi­niste Les Nouvelles News en 2009. Car, ain­si que l’a démon­tré Valérie Rey-Robert dans Une culture du viol à la fran­çaise (Libertalia, 2019), si tout le monde pré­tend vou­loir lut­ter contre les vio­lences sexistes, il n’y a plus grand monde quand il s’agit de se déso­li­da­ri­ser d’un ami com­pro­mis, ou d’arrêter de consom­mer les œuvres d’artistes accu­sés ou jugés coupables.

Une vingtaine de coups de poing

Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, Bertrand Cantat frappe sa com­pagne, Marie Trintignant, à plu­sieurs reprises, au cours d’une vio­lente dis­pute. Les méde­cins ne réus­sissent pas à la sau­ver ; elle meurt le 1er août 2003. Bertrand Cantat est le lea­der de Noir Désir, un groupe de rock très popu­laire et répu­té de gauche pour ses textes et ses prises de posi­tion anti­ca­pi­ta­listes. Marie Trintignant est comé­dienne, fille de l’acteur Jean-Louis Trintignant et de la réa­li­sa­trice Nadine Trintignant.

Cet été 2003, ils se trouvent sur le tour­nage du télé­film Colette, une femme libre à Vilnius, en Lituanie, et un soir, à l’hôtel, ils se dis­putent au sujet des SMS qu’elle échange avec son ex-compagnon. Bertrand Cantat donne à Marie Trintignant plu­sieurs coups de poing, une ving­taine selon les experts. Elle est son­née ou déjà dans le coma quand il la met au lit un peu après 1 heure. « J’ai cru qu’elle dor­mait, elle res­pi­rait nor­ma­le­ment », se défen­dra Bertrand Cantat devant le tri­bu­nal de Vilnius. Elle saigne du visage et l’hémorragie céré­brale a pro­ba­ble­ment commencé.

Bertrand Cantat appelle Samuel Benchetrit, ex de Marie Trintignant et sujet de la dis­pute qui vient de se pro­duire. Ce der­nier s’inquiète, mais le chan­teur lui assure que tout est ren­tré dans l’ordre : elle dort. Bertrand Cantat rac­croche, reste seul quelques minutes. L’hématome sous-dural s’étend. Il appelle ensuite le frère de Marie Trintignant, Vincent, qui est sur place à Vilnius. Ce der­nier le rejoint dans la chambre, il passe voir Marie – qui semble dor­mir –, entend son souffle. Elle est déjà dans le coma. Il est 7 h 15, plu­sieurs heures après les coups, lorsqu’il passe une deuxième fois et qu’il voit le sang s’écouler de la bouche de sa sœur. Il appelle alors les secours.

La faute au radiateur… et à la jalousie

En cet été de grande cani­cule, les médias fran­çais se sai­sissent de l’affaire, qui rem­plit les colonnes et les écrans – les réseaux sociaux, rappelons-le, n’existent pas encore. Largement relayées, les pre­mières expli­ca­tions du chan­teur devant la police litua­nienne reprennent le mythe patriar­cal de « la dis­pute qui a mal tour­né ». Bertrand Cantat affirme avoir pous­sé Marie Trintignant, qui serait tom­bée sur un radia­teur – une ver­sion qui res­te­ra long­temps impri­mée dans les esprits.

Pourtant, le rap­port d’autopsie publié la semaine sui­vante est for­mel : il n’y a qu’une ecchy­mose au crâne com­pa­tible avec une lésion de chute et celle-ci n’a entraî­né ni « plaie cuta­née ni frac­ture crâ­nienne ». Dominique Lecomte et Walter Vorhauer, méde­cins légistes à l’institut médico-légal de Paris, ajoutent : « C’est l’ensemble des trau­ma­tismes et sur­tout les vio­lents mou­ve­ments de va-et-vient de la tête qui ont été res­pon­sables des lésions mor­telles observées. »

Après ce rap­port qui infirme sa pre­mière ver­sion, Bertrand Cantat admet avoir don­né « au moins quatre gifles très vio­lentes ». Mais comme l’écrira Laurent Valdiguié le 16 mars 2004 dans Le Parisien« les faits sont têtus. Dix-neuf coups trau­ma­ti­sants, dont sept au visage, ont pro­vo­qué le coma, puis la mort de Marie Trintignant. Qui les a por­tés ? Bertrand Cantat, qui le reconnaît. »

La socié­té résiste de toutes ses forces à une véri­té dif­fi­cile à admettre : tous les hommes, même les hommes blancs, de gauche et artistes admi­rés, peuvent com­mettre l’irréparable, en tuant la femme qu’ils pré­tendent aimer. Pour évi­ter de se remettre en ques­tion, ils ont ten­dance à se réfu­gier der­rière des mythes, des croyances et des sté­réo­types qui trans­fèrent la res­pon­sa­bi­li­té des vio­lences sexistes. Ce sont les femmes qui « l’auraient bien cher­ché » ou d’autres hommes qui sont dési­gnés cou­pables : ceux du pas­sé, qui se com­por­taient mal, des classes domi­nées ou les hommes raci­sés. Cette fois, l’accusé est un sem­blable. Il faut donc for­mer un front soli­daire pour sou­te­nir celui à qui, bien des fois, on s’est iden­ti­fié en écou­tant ses chansons.

De nom­breux articles et prises de parole publiques s’attachent ain­si à mini­mi­ser cette vio­lence qui a pour­tant entraî­né la mort. Les faits sont roman­ti­sés, c’est-à-dire qu’on les pré­sente comme une consé­quence accep­table du sen­ti­ment amou­reux. C’est une tra­di­tion fran­çaise qu’on retrouve dans de nom­breuses œuvres, comme la chan­son popu­laire de Johnny Hallyday Requiem pour un fou « Je l’aimais tant que pour la gar­der je l’ai tuée. » En octobre 2003, dans le maga­zine Rock & Folk [2], le musi­cien et cri­tique de rock Patrick Eudeline habille Bertrand Cantat du cos­tume de l’amoureux écon­duit, évo­quant un drame sha­kes­pea­rien : s’il a tué sa com­pagne, c’est parce qu’il était jaloux : « Ce soir-là, l’indicible fut consom­mé. L’indicible des rap­ports de couple, de l’amour, du qui­pro­quo de la passion. »

Pour Le Monde [3], il est aus­si ques­tion de jalou­sie : « Le chan­teur n’en finit pas d’interroger sa com­pagne sur sa rela­tion avec Samuel Benchetrit. Elle boit, fume et ne lui répond pas. Il s’énerve, insiste, brise un verre. »

Ses mots à elle jugés plus graves que ses coups à lui

Pour dimi­nuer la res­pon­sa­bi­li­té de l’homme, il est éga­le­ment néces­saire de mettre à dis­tance l’humanité de la femme, afin que sa mort ne pro­voque pas trop d’empathie. Patrick Eudeline, tou­jours dans Rock & Folk, va jusqu’à attri­buer une valeur dif­fé­rente aux cha­grins des familles : « Que l’image de la famille Cantat, de son ex (la mère de ses enfants…), de son frère, du groupe accou­ru, font mal… ! Plus encore que celle du clan Trintignant décom­po­sé par la dou­leur. C’est que la mort est propre au moins. Terrible, mais définitive. »

Dans un autre registre, dès novembre 2003, soit quatre mois après les faits, l’avocat de Bertrand Cantat, Olivier Metzner, sème le doute sur l’honorabilité de la vic­time en deman­dant une enquête sur un acci­dent de voi­ture qu’elle aurait pro­vo­qué dans la nuit du 5 au 6 août 1991. La Renault Clio de Marie Trintignant avait alors vio­lem­ment heur­té un véhi­cule de l’équipe tech­nique sur un tour­nage, et elle avait été pro­je­tée à tra­vers le pare-brise, puis hos­pi­ta­li­sée pour de mul­tiples bles­sures à la face. Elle avait 2,78 grammes d’alcool par litre de sang, ce qui lui avait valu une condam­na­tion à deux mois de pri­son avec sur­sis et un an de sus­pen­sion de permis.

Douze ans plus tard, cette séquence de la vie de Marie Trintignant est ins­tru­men­ta­li­sée par la défense de Bertrand Cantat pour expli­quer la fracture-éclatement des os propres du nez rele­vée à l’autopsie. « Il s’agit de véri­fier tout ce qui pour­rait expli­quer la fra­gi­li­té phy­sique de Marie [4] », tente de jus­ti­fier Olivier Metzner. La trans­for­ma­tion du réel est spec­ta­cu­laire : ce n’est plus l’homme qui tue à coups de poing, mais c’est le nez et le crâne de la vic­time qui cèdent trop faci­le­ment sous les coups.

Minimiser, c’est aus­si don­ner une impor­tance égale aux paroles de Marie Trintignant et aux coups de Bertrand Cantat. En sep­tembre 2003, dans une tri­bune publiée dans Libération [5], l’écrivain Jacques Lanzmann estime que les coups de poing sont une réponse jus­ti­fiée aux pro­vo­ca­tions ver­bales de Marie Trintignant : « On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. On frappe pour en finir avec les mots », parce que « les mots font plus mal que les coups ». L’infatigable Patrick Eudeline ima­gine aus­si la scène : « “Mais tais-toi donc !”  Elle ne se tait pas. Bien sûr. Alors, il frappe. Elle tombe. »

Ce recours à la vio­lence pour faire taire une femme – qui pour­tant, d’après Le Monde, refu­sait de par­ler – semble par­ta­gé par le groupe des com­men­ta­teurs et com­men­ta­trices : « Je ne connais­sais pas Cantat, mais comme tout le monde ou presque, je m’imagine à sa place ce soir-là, je res­sasse toutes les vio­lences, les cris, les scènes, les jalou­sies, tout ce que j’ai vécu, moi aus­si, et qui aurait pu mal tour­ner », confie Patrick Eudeline. On n’est plus seule­ment dans la fic­tion, mais dans l’autofiction.

Marie Trintignant n’est plus, à tra­vers ce récit, qu’un objet, un obs­tacle sur le che­min d’un homme deve­nu vic­time. Cette désen­si­bi­li­sa­tion publique à son sort est notam­ment ce qui per­met­tra presque 20 ans plus tard de conti­nuer à en rire sur le site inter­net Purepeople : « Marie Trintignant : son fils Jules, futur man­ne­quin ? Leur res­sem­blance “frap­pante”[6]».

Apparaît l’injonction : il faut séparer l’homme de l’artiste

Bertrand Cantat est jugé en Lituanie un an après les faits, et sa défense com­mence par plai­der le « crime pas­sion­nel » – un crime recon­nu par le Code pénal litua­nien, qui peut être puni d’une peine de pri­son de six ans au maxi­mum. Cette qua­li­fi­ca­tion pénale n’existe pas en revanche dans la loi fran­çaise, où l’on consi­dère, au contraire, depuis 1994 que com­mettre un homi­cide sur un·e conjoint·e est une cir­cons­tance aggravante.

Les fémi­nistes montent alors au cré­neau. Isabelle Alonso, cofon­da­trice des Chiennes de garde, écrit sur son blog : « Insinuer que Marie n’était pas une sainte ou sou­mettre la vic­time d’un viol à une enquête de mora­li­té relève d’une démarche iden­tique : il s’agit de cher­cher dans la vie de la vic­time une jus­ti­fi­ca­tion à l’agression. » Et puis il y a la chan­teuse Lio, amie de Marie Trintignant, elle-même vic­time de vio­lences intra­fa­mi­liales, qui lais­se­ra sa colère écla­ter sur le pla­teau TV de Thierry Ardisson le 29 mars 2004 : « Dire que Marie était res­pon­sable de sa mort avec lui, que c’est la pas­sion et l’amour qui l’ont tuée, non ! L’amour n’apporte pas la mort, ou alors c’est une erreur abso­lue et totale. […] Marie est morte sous ses coups ! »

En mars 2004, huit mois après les faits, Bertrand Cantat est condam­né par la jus­tice litua­nienne à huit ans de pri­son pour meurtre com­mis en cas d’intention indi­recte indé­ter­mi­née, soit l’équivalent de ce que la jus­tice fran­çaise défi­nit dans l’article 222–7 du Code pénal comme vio­lences ayant entraî­né la mort sans inten­tion de la don­ner. Transféré à la pri­son de Muret (Haute-Garonne) en sep­tembre 2004, il purge sa peine jusqu’au 15 octobre 2007, date à laquelle il obtient une libé­ra­tion conditionnelle.

En juillet 2010, son contrôle judi­ciaire prend fin, et c’est le retour de l’artiste, de l’homme public qui n’a plus l’interdiction de pro­duire « tout ouvrage ou œuvre audio­vi­suelle liée à la mort de Marie Trintignant » ou de s’exprimer sur les faits. Quand il revient dans l’arène média­tique, une ques­tion éthique et morale est cepen­dant posée : peut-on célé­brer un homme jugé cou­pable de féminicide ?

Une des réponses à cette inter­ro­ga­tion légi­time est ni plus ni moins une injonc­tion patriar­cale : « Il faut sépa­rer l’homme de l’artiste. » Les hommes – qui reven­diquent pour­tant haut et fort la ratio­na­li­té comme un des attri­buts du mas­cu­lin – s’acharnent, affaire après affaire, à suivre ce che­min intel­lec­tuel sinueux, pour ne pas dire tor­du, sans par­ve­nir à mas­quer l’essentiel : consom­mer les œuvres de l’artiste aug­mente le capi­tal finan­cier et l’influence de l’homme face à ses vic­times ou aux fémi­nistes qui lancent l’alerte.

Quand les hommes sont accu­sés de vio­lences sexistes et sexuelles, il est admis que ce n’est pas « si grave ». On nous invite à dis­tin­guer leurs fonc­tions excep­tion­nelles ou leurs apports publics au monde de ce qui relè­ve­rait de leurs vies pri­vées. C’est en ver­tu de ce prin­cipe tacite que Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, répond aux accu­sa­tions de viols et d’abus de fai­blesse contre Gérald Darmanin, son col­lègue ministre de l’action et des comptes publics (depuis juillet 2020 à l’Intérieur) : « Au demeu­rant, [il] est un excellent ministre du budget. »

« Les femmes ne sont jamais qu’une chose. Mais aux hommes sont accor­dées mille dimen­sions. Violeurs, “on leur doit” de recon­naître qu’ils ne sont pas “que ça”. La vio­lence est contre­ba­lan­cée par ce que les hommes “appor­te­raient” à la socié­té. Ce troc patriar­cal doit ces­ser », résume Kaoutar Harchi dans un tweet le 15 décembre 2021 en réponse au jour­nal L’Équipe, qui rela­ti­vise les accu­sa­tions de viol du nageur Yannick Agnel au regard de sa car­rière prestigieuse.

Un retour en héros, mais l’image se lézarde

Dans le sec­teur des musiques actuelles, milieu dans lequel je tra­vaillais encore en 2010, je suis aux pre­mières loges pour obser­ver ce phé­no­mène. Les hommes occupent alors 80 % des postes de direc­tion de salles et 77 % des postes de pro­gram­ma­tion (en 2018, selon la der­nière étude en date [7], les hommes occupent 88 % des postes de pro­gram­ma­tion et 75 % des postes de direc­tion). Ils ont le pou­voir de faire et défaire les car­rières. Ce sont eux qui ont déci­dé le retour de Bertrand Cantat en héros. En réunion d’équipe, on ne s’embarrassait pas de scru­pules éthiques. On se deman­dait plu­tôt quel fes­ti­val, quelle salle de musique actuelle aurait le pri­vi­lège de faire jouer Bertrand Cantat en pre­mier ou quel titre de presse spé­cia­li­sé aurait l’exclusivité de son interview.

Le retour de Bertrand Cantat se fait fina­le­ment sur la scène du fes­ti­val Les Rendez-Vous de Terres Neuves, à Bègles, en Gironde, le 2 octobre 2010, envi­ron trois mois après la levée de son contrôle judi­ciaire, à l’invitation du groupe Eiffel. Romain Humeau, le chan­teur, appelle « un ami, presque un frère » à le rejoindre sur scène. Si les médias géné­ra­listes relaient l’information en pre­nant soin de rap­pe­ler les faits repro­chés à Bertrand Cantat, la presse musi­cale ne s’encombre pas de ce « détail ». On devine le sou­la­ge­ment d’une cer­taine caste musico-intellectuelle à pou­voir enfin retrou­ver son idole. Les Inrocks s’enflamment : Bertrand Cantat « renaît à la musique. Libéré »[8]. Même exci­ta­tion chez un chro­ni­queur du web­zine La Grosse Radio, qui conclut : « Les quelques fris­sons qu’il aura fina­le­ment réus­si à pro­duire dans l’assistance sont autant de choses que ni moi ni les per­sonnes pré­sentes serons près d’oublier. »[9]

Pourtant, la répu­ta­tion de Cantat com­mence à se lézar­der, y com­pris dans le domaine de la musique. La pre­mière ombre au tableau vient de Serge Teyssot-Gay, cofon­da­teur de Noir Désir, en novembre 2010 : « Je fais part de ma déci­sion de ne pas reprendre avec Noir Désir, pour désac­cords émo­tion­nels, humains et musi­caux avec Bertrand Cantat, rajou­tés au sen­ti­ment d’indécence qui carac­té­rise la situa­tion du groupe depuis plu­sieurs années. » Le len­de­main, c’est le bat­teur du groupe, Denis Barthe, qui annonce la fin de l’activité du groupe de rock fran­çais, main­te­nu « en res­pi­ra­tion arti­fi­cielle pour de sombres raisons ».

La double peine de Krisztina Rády

Depuis le sui­cide de son ex-épouse, la tra­duc­trice et écri­vaine d’origine hon­groise Krisztina Rády, en jan­vier 2010, des voix s’élèvent pour dénon­cer la res­pon­sa­bi­li­té de Bertrand Cantat dans sa dis­pa­ri­tion. La mère de ses deux enfants, qui l’a sou­te­nu lors de son pro­cès à Vilnius et auprès de qui il est reve­nu vivre après sa libé­ra­tion, s’est pen­due alors qu’il dor­mait dans une autre pièce de la maison.

En 2013, un mes­sage vocal à ses parents fai­sant état de vio­lences intra­fa­mi­liales est ren­du public : « Hélas, je n’ai pas grand-chose de bon à vous offrir, et pour­tant il aurait sem­blé que quelque chose de très bon m’arrive, mais en l’espace de quelques secondes Bertrand l’a empê­ché et l’a trans­for­mé en un vrai cau­che­mar qu’il appelle amour. Et j’en suis main­te­nant au point […] qu’hier j’ai failli y lais­ser une dent, tel­le­ment cette chose que je ne sais com­ment nom­mer ne va pas du tout. […] Mon coude est com­plè­te­ment tumé­fié et mal­heu­reu­se­ment un car­ti­lage s’est même cas­sé, mais ça n’a pas d’importance tant que je pour­rai encore en parler. »

L’information, pré­sen­tée dans Closer comme « Un nou­veau drame qui frappe le chan­teur », est-elle la mani­fes­ta­tion du sort tra­gique qui s’acharne sur Bertrand Cantat ? Ce n’est pas ce que pense l’avocate Yael Mellul, spé­cia­liste des vio­lences conju­gales. En 2013, elle demande une réou­ver­ture de l’enquête sur le sui­cide de Krisztina Rády pour faire recon­naître la notion de « sui­cide for­cé », notion qui défi­nit les sui­cides de femmes ayant été pré­cé­dés de vio­lences psy­cho­lo­giques de la part de leur conjoint. En 2018, ayant quit­té le bar­reau et deve­nue pré­si­dente de l’association fémi­niste Femme et libre, elle dépose plainte de nou­veau contre Bertrand Cantat pour « vio­lences ayant entraî­né la mort sans inten­tion de la don­ner ». Dans un cour­rier adres­sé au par­quet de Bordeaux, que Le Journal du dimanche avait pu consul­ter, Yael Mellul rap­por­tait les extraits d’une lettre de Krisztina Rády fai­sant état des vio­lences exer­cées par son ex-compagnon. La plainte a fina­le­ment été clas­sée sans suite et Bertrand Cantat, à son tour, por­te­ra plainte pour « dénon­cia­tion calomnieuse ».

En octobre 2013, le chan­teur est de nou­veau célé­bré en une des Inrocks« Si on vou­lait lui par­ler, c’était qu’[…]au-delà de l’effroi face à ce meurtre pas­sion­nel absurde, on ne recon­nais­sait pas le Bertrand Cantat décrit par une cer­taine presse qui avait lar­ge­ment bat­tu en dégueu­las­se­rie, lyn­chage et enquêtes bâclées les tabloïds anglais que la France sait si bien mon­trer du doigt », se jus­ti­fie le rédac­teur en chef du men­suel, Jean-Daniel Beauvallet. Plus loin, il accuse les fémi­nistes d’être contre la réha­bi­li­ta­tion d’un homme qui a pur­gé sa peine : « On ne peut lui inter­dire le droit d’exercer son métier au nom de la morale, de la décence : ça serait nier le tra­vail et les déci­sions des tri­bu­naux. » Une indi­gna­tion, là encore, assez sélec­tive : Les Inrocks ne se sont jamais offus­qués qu’un délin­quant ou un cri­mi­nel ne puisse plus tra­vailler dans la fonc­tion publique en rai­son de son casier judiciaire.

En 2017, trois semaines après la vague #MeToo, Bertrand Cantat est d’ailleurs à nou­veau en une du maga­zine. Des hon­neurs simi­laires sont réser­vés au réa­li­sa­teur Roman Polanski, pour­tant accu­sé de vio­lences sexistes et sexuelles, lorsqu’il est cou­ron­né par le César de la meilleure réa­li­sa­tion en 2020. Les faits recon­nus – avoir dro­gué une jeune fille de 13 ans pour la sodo­mi­ser – n’émeuvent pas plus la « grande famille » du ciné­ma fran­çais qu’un fémi­ni­cide n’a bou­le­ver­sé le milieu musical.

C’est que, en France, les élites cultu­relles ont un sta­tut à part. Norimitsu Onishi, cor­res­pon­dant du New York Times à Paris, le notait encore en 2020[10] à pro­pos de l’affaire Matzneff : « La France a beau être un pays pro­fon­dé­ment éga­li­taire, son élite tend à se démar­quer des gens ordi­naires en s’affranchissant des règles et du code moral ambiant, ou, tout au moins, en défen­dant haut et fort ceux qui le font. » Le résul­tat, para­doxal, est que les affaires ne sont jamais closes. En novembre 2021, et presque 20 ans après la mort de Marie Trintignant, lorsque Wajdi Mouawad fait appel à Bertrand Cantat pour signer la musique de sa pièce de théâtre Mère au Théâtre de La Colline, les fémi­nistes ripostent avec une mani­fes­ta­tion et un hap­pe­ning le soir de la pre­mière. Il ne s’agissait pas d’une appa­ri­tion publique pour Cantat. Mais en le défen­dant comme ils l’ont fait, les membres du fameux « boys’ club » ne lui ont peut-être pas ren­du ser­vice. C’est à ce genre de détail qu’on recon­naît aus­si le patriar­cat : per­sonne n’en sort jamais vrai­ment gran­di.

*

[1] Ce terme désigne un réseau infor­mel d’hommes qui se cooptent et s’entraident dans le cadre pro­fes­sion­nel ou social.

[2] Patrick Eudeline, « La bal­lade de Marie et Bertrand », Rock & Folk, no 434, octobre 2003.

[3] Pascale Robert-Diard, « L’affaire Bertrand Cantat : Marie Trintignant, l’amour bat­tu », Le Monde, 25 août 2006.

[4] Stéphane Bouchet, « Polémique sur un acci­dent de la route », Le Parisien, 28 novembre 2003.

[5] Jacques Lanzmann, « Les mots qui tuent », Libération, 19 sep­tembre 2003.

[6] Le titre de cet article publié le 28 novembre 2020 dans Purepeople, a depuis été modi­fié : « Leur res­sem­blance “frap­pante” » a été rem­pla­cé par « Leur res­sem­blance lar­ge­ment soulignée ».

[7] Collectif, « L’emploi per­ma­nent dans les lieux de musiques actuelles », Volume !, mis en ligne le 5 sep­tembre 2018.

[8] Marc Besse, « Sur scène avec Eiffel, Bertrand Cantat renaît à la musique », Les Inrockuptibles, octobre 2010.

[9] Robix66, « Eiffel à Terres Neuves (avec Bertrand Cantat) », La Grosse Radio, 13 octobre 2010.

[10] Norimitsu Onishi, « Un écri­vain pédo­phile – et l’élite fran­çaise – sur le banc des accu­sés », The New York Times, 11 février 2020.

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6, de juin 2022. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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