L’affaire Cantat, du « crime passionnel » au féminicide

Le 1er août 2003, la comé­dienne Marie Trintignant meurt des suites des coups portés par son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat. C’est le « crime pas­sion­nel » d’un rockeur roman­tique, assurent ceux qui prennent sa défense. Sept ans plus tard, pour son grand retour sur scène, un nouvel argument est brandi : il faudrait séparer l’homme de l’artiste. L’autrice et activiste Rose Lamy revient sur cette affaire qui marque un tournant, en France, dans l’histoire des féminicides.

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Publié le 28 avril 2022
Le 4 juin 2018, lors d’une mani­fes­ta­tion organisée par le collectif La rage des femmes dans ta face à Nantes, devant le Stéréolux, pour protester contre un concert de Bertrand Cantat. Photo : PHOTOPKR / OUVEST FRANCE / MAXPPP 

On parle tra­di­tion­nel­le­ment de l’affaire Cantat, mais il serait plus juste de parler « des » affaires Cantat. Car l’histoire, telle qu’on peut la raconter aujourd’hui, se déroule en deux temps.

Il y a la mort de Marie Trintignant sous les coups de Bertrand Cantat en 2003, qui produit la sidé­ra­tion de l’opinion publique, et un trai­te­ment média­tique plus appliqué à défendre la répu­ta­tion de l’homme qu’à restituer des faits pourtant établis par les rapports d’autopsie. Et il y a l’indignation que provoque le retour de l’artiste sur la scène musicale et média­tique en 2010, à la demande express d’un boys’ club (1).

Tant qu’il purgeait sa peine – en prison, puis en liberté condi­tion­nelle –, les fémi­nistes se sont tues. Mais en 2010, « la reprise de ses concerts et l’accueil en héros qu’il a reçu ont mis le feu aux poudres », se souvient Isabelle Germain, créatrice du média féministe Les Nouvelles News en 2009. Car, ainsi que l’a démontré Valérie Rey-Robert dans Une culture du viol à la française (Libertalia, 2019), si tout le monde prétend vouloir lutter contre les violences sexistes, il n’y a plus grand monde quand il s’agit de se déso­li­da­ri­ser d’un ami compromis, ou d’arrêter de consommer les œuvres d’artistes accusés ou jugés coupables.

Une vingtaine de coups de poing

Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, Bertrand Cantat frappe sa compagne, Marie Trintignant, à plusieurs» reprises, au cours d’une violente dispute. Les médecins ne réus­sissent pas à la sauver ; elle meurt le 1er août 2003. Bertrand Cantat est le leader de Noir Désir, un groupe de rock très populaire et réputé de gauche pour ses textes et ses prises de position anti­ca­pi­ta­listes. Marie Trintignant est comé­dienne, fille de l’acteur Jean-Louis Trintignant et de la réa­li­sa­trice Nadine Trintignant.

Cet été 2003, ils se trouvent sur le tournage du téléfilm Colette, une femme libre à Vilnius, en Lituanie, et un soir, à l’hôtel, ils se disputent au sujet des SMS qu’elle échange avec son ex-compagnon. Bertrand Cantat donne à Marie Trintignant plusieurs coups de poing, une vingtaine selon les experts. Elle est sonnée ou déjà dans le coma quand il la met au lit un peu après 1 heure. « J’ai cru qu’elle dormait, elle respirait nor­ma­le­ment », se défendra Bertrand Cantat devant le tribunal de Vilnius. Elle saigne du visage et l’hémorragie cérébrale a pro­ba­ble­ment commencé.

Bertrand Cantat appelle Samuel Benchetrit, ex de Marie Trintignant et sujet de la dispute qui vient de se produire. Ce dernier s’inquiète, mais le chanteur lui assure que tout est rentré dans l’ordre : elle dort. Bertrand Cantat raccroche, reste seul quelques minutes. L’hématome sous-dural s’étend. Il appelle ensuite le frère de Marie Trintignant, Vincent, qui est sur place à Vilnius. Ce dernier le rejoint dans la chambre, il passe voir Marie – qui semble dormir –, entend son souffle. Elle est déjà dans le coma. Il est 7 h 15, plusieurs heures après les coups, lorsqu’il passe une deuxième fois et qu’il voit le sang s’écouler de la bouche de sa sœur. Il appelle alors les secours.

La faute au radiateur… et à la jalousie

En cet été de grande canicule, les médias français se sai­sissent de l’affaire, qui remplit les colonnes et les écrans – les réseaux sociaux, rappelons-le, n’existent pas encore. Largement relayées, les premières expli­ca­tions du chanteur devant la police litua­nienne reprennent le mythe patriar­cal de « la dispute qui a mal tourné ». Bertrand Cantat affirme avoir poussé Marie Trintignant, qui serait tombée sur un radiateur – une version qui restera longtemps imprimée dans les esprits.

Pourtant, le rapport d’autopsie publié la semaine suivante est formel : il n’y a qu’une ecchymose au crâne com­pa­tible avec une lésion de chute et celle-ci n’a entraîné ni « plaie cutanée ni fracture crânienne ». Dominique Lecomte et Walter Vorhauer, médecins légistes à l’institut médico-légal de Paris, ajoutent : « C’est l’ensemble des trau­ma­tismes et surtout les violents mou­ve­ments de va-et-vient de la tête qui ont été res­pon­sables des lésions mortelles observées. »

Après ce rapport qui infirme sa première version, Bertrand Cantat admet avoir donné « au moins quatre gifles très violentes ». Mais comme l’écrira Laurent Valdiguié le 16 mars 2004 dans Le Parisien« les faits sont têtus. Dix-neuf coups trau­ma­ti­sants, dont sept au visage, ont provoqué le coma, puis la mort de Marie Trintignant. Qui les a portés ? Bertrand Cantat, qui le reconnaît. »

La société résiste de toutes ses forces à une vérité difficile à admettre : tous les hommes, même les hommes blancs, de gauche et artistes admirés, peuvent commettre l’irréparable, en tuant la femme qu’ils pré­tendent aimer. Pour éviter de se remettre en question, ils ont tendance à se réfugier derrière des mythes, des croyances et des sté­réo­types qui trans­fèrent la res­pon­sa­bi­li­té des violences sexistes. Ce sont les femmes qui « l’auraient bien cherché » ou d’autres hommes qui sont désignés coupables : ceux du passé, qui se com­por­taient mal, des classes dominées ou les hommes racisés. Cette fois, l’accusé est un semblable. Il faut donc former un front solidaire pour soutenir celui à qui, bien des fois, on s’est identifié en écoutant ses chansons.

De nombreux articles et prises de parole publiques s’attachent ainsi à minimiser cette violence qui a pourtant entraîné la mort. Les faits sont roman­ti­sés, c’est-à-dire qu’on les présente comme une consé­quence accep­table du sentiment amoureux. C’est une tradition française qu’on retrouve dans de nom­breuses œuvres, comme la chanson populaire de Johnny Hallyday Requiem pour un fou « Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai tuée. » En octobre 2003, dans le magazine Rock & Folk (2), le musicien et critique de rock Patrick Eudeline habille Bertrand Cantat du costume de l’amoureux éconduit, évoquant un drame sha­kes­pea­rien : s’il a tué sa compagne, c’est parce qu’il était jaloux : « Ce soir-là, l’indicible fut consommé. L’indicible des rapports de couple, de l’amour, du quiproquo de la passion. »

Pour Le Monde (3), il est aussi question de jalousie : « Le chanteur n’en finit pas d’interroger sa compagne sur sa relation avec Samuel Benchetrit. Elle boit, fume et ne lui répond pas. Il s’énerve, insiste, brise un verre. »

Ses mots à elle jugés plus graves que ses coups à lui

Pour diminuer la res­pon­sa­bi­li­té de l’homme, il est également néces­saire de mettre à distance l’humanité de la femme, afin que sa mort ne provoque pas trop d’empathie. Patrick Eudeline, toujours dans Rock & Folk, va jusqu’à attribuer une valeur dif­fé­rente aux chagrins des familles : « Que l’image de la famille Cantat, de son ex (la mère de ses enfants…), de son frère, du groupe accouru, font mal… ! Plus encore que celle du clan Trintignant décomposé par la douleur. C’est que la mort est propre au moins. Terrible, mais définitive. »

Dans un autre registre, dès novembre 2003, soit quatre mois après les faits, l’avocat de Bertrand Cantat, Olivier Metzner, sème le doute sur l’honorabilité de la victime en demandant une enquête sur un accident de voiture qu’elle aurait provoqué dans la nuit du 5 au 6 août 1991. La Renault Clio de Marie Trintignant avait alors vio­lem­ment heurté un véhicule de l’équipe technique sur un tournage, et elle avait été projetée à travers le pare-brise, puis hos­pi­ta­li­sée pour de multiples blessures à la face. Elle avait 2,78 grammes d’alcool par litre de sang, ce qui lui avait valu une condam­na­tion à deux mois de prison avec sursis et un an de sus­pen­sion de permis.

Douze ans plus tard, cette séquence de la vie de Marie Trintignant est ins­tru­men­ta­li­sée par la défense de Bertrand Cantat pour expliquer la fracture-éclatement des os propres du nez relevée à l’autopsie. « Il s’agit de vérifier tout ce qui pourrait expliquer la fragilité physique de Marie (4) », tente de justifier Olivier Metzner. La trans­for­ma­tion du réel est spec­ta­cu­laire : ce n’est plus l’homme qui tue à coups de poing, mais c’est le nez et le crâne de la victime qui cèdent trop faci­le­ment sous les coups.

Minimiser, c’est aussi donner une impor­tance égale aux paroles de Marie Trintignant et aux coups de Bertrand Cantat. En septembre 2003, dans une tribune publiée dans Libération (5), l’écrivain Jacques Lanzmann estime que les coups de poing sont une réponse justifiée aux pro­vo­ca­tions verbales de Marie Trintignant : « On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. On frappe pour en finir avec les mots », parce que « les mots font plus mal que les coups ». L’infatigable Patrick Eudeline imagine aussi la scène : « “Mais tais-toi donc !”  Elle ne se tait pas. Bien sûr. Alors, il frappe. Elle tombe. »

Ce recours à la violence pour faire taire une femme – qui pourtant, d’après Le Monde, refusait de parler – semble partagé par le groupe des com­men­ta­teurs et com­men­ta­trices : « Je ne connais­sais pas Cantat, mais comme tout le monde ou presque, je m’imagine à sa place ce soir-là, je ressasse toutes les violences, les cris, les scènes, les jalousies, tout ce que j’ai vécu, moi aussi, et qui aurait pu mal tourner », confie Patrick Eudeline. On n’est plus seulement dans la fiction, mais dans l’autofiction.

Marie Trintignant n’est plus, à travers ce récit, qu’un objet, un obstacle sur le chemin d’un homme devenu victime. Cette désen­si­bi­li­sa­tion publique à son sort est notamment ce qui permettra presque 20 ans plus tard de continuer à en rire sur le site internet Purepeople : « Marie Trintignant : son fils Jules, futur mannequin ? Leur res­sem­blance “frappante” (6) ».

Apparaît l’injonction : il faut séparer l’homme de l’artiste

Bertrand Cantat est jugé en Lituanie un an après les faits, et sa défense commence par plaider le « crime pas­sion­nel » – un crime reconnu par le Code pénal lituanien, qui peut être puni d’une peine de prison de six ans au maximum. Cette qua­li­fi­ca­tion pénale n’existe pas en revanche dans la loi française, où l’on considère, au contraire, depuis 1994 que commettre un homicide sur un·e conjoint·e est une cir­cons­tance aggravante.

Les fémi­nistes montent alors au créneau. Isabelle Alonso, cofon­da­trice des Chiennes de garde, écrit sur son blog : « Insinuer que Marie n’était pas une sainte ou soumettre la victime d’un viol à une enquête de moralité relève d’une démarche identique : il s’agit de chercher dans la vie de la victime une jus­ti­fi­ca­tion à l’agression. » Et puis il y a la chanteuse Lio, amie de Marie Trintignant, elle-même victime de violences intra­fa­mi­liales, qui laissera sa colère éclater sur le plateau TV de Thierry Ardisson le 29 mars 2004 : « Dire que Marie était res­pon­sable de sa mort avec lui, que c’est la passion et l’amour qui l’ont tuée, non ! L’amour n’apporte pas la mort, ou alors c’est une erreur absolue et totale. […] Marie est morte sous ses coups ! »

En mars 2004, huit mois après les faits, Bertrand Cantat est condamné par la justice litua­nienne à huit ans de prison pour meurtre commis en cas d’intention indirecte indé­ter­mi­née, soit l’équivalent de ce que la justice française définit dans l’article 222–7 du Code pénal comme violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Transféré à la prison de Muret (Haute-Garonne) en septembre 2004, il purge sa peine jusqu’au 15 octobre 2007, date à laquelle il obtient une libé­ra­tion conditionnelle.

En juillet 2010, son contrôle judi­ciaire prend fin, et c’est le retour de l’artiste, de l’homme public qui n’a plus l’interdiction de produire « tout ouvrage ou œuvre audio­vi­suelle liée à la mort de Marie Trintignant » ou de s’exprimer sur les faits. Quand il revient dans l’arène média­tique, une question éthique et morale est cependant posée : peut-on célébrer un homme jugé coupable de féminicide ?

Une des réponses à cette inter­ro­ga­tion légitime est ni plus ni moins une injonc­tion patriar­cale : « Il faut séparer l’homme de l’artiste. » Les hommes – qui reven­diquent pourtant haut et fort la ratio­na­li­té comme un des attributs du masculin – s’acharnent, affaire après affaire, à suivre ce chemin intel­lec­tuel sinueux, pour ne pas dire tordu, sans parvenir à masquer l’essentiel : consommer les œuvres de l’artiste augmente le capital financier et l’influence de l’homme face à ses victimes ou aux fémi­nistes qui lancent l’alerte.

Quand les hommes sont accusés de violences sexistes et sexuelles, il est admis que ce n’est pas « si grave ». On nous invite à dis­tin­guer leurs fonctions excep­tion­nelles ou leurs apports publics au monde de ce qui relè­ve­rait de leurs vies privées. C’est en vertu de ce principe tacite que Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, répond aux accu­sa­tions de viols et d’abus de faiblesse contre Gérald Darmanin, son collègue ministre de l’action et des comptes publics (depuis juillet 2020 à l’Intérieur) : « Au demeurant, [il] est un excellent ministre du budget. »

« Les femmes ne sont jamais qu’une chose. Mais aux hommes sont accordées mille dimen­sions. Violeurs, “on leur doit” de recon­naître qu’ils ne sont pas “que ça”. La violence est contre­ba­lan­cée par ce que les hommes “appor­te­raient” à la société. Ce troc patriar­cal doit cesser », résume Kaoutar Harchi dans un tweet le 15 décembre 2021 en réponse au journal L’Équipe, qui rela­ti­vise les accu­sa­tions de viol du nageur Yannick Agnel au regard de sa carrière prestigieuse.

Un retour en héros, mais l’image se lézarde

Dans le secteur des musiques actuelles, milieu dans lequel je tra­vaillais encore en 2010, je suis aux premières loges pour observer ce phénomène. Les hommes occupent alors 80 % des postes de direction de salles et 77 % des postes de pro­gram­ma­tion (en 2018, selon la dernière étude en date (7) , les hommes occupent 88 % des postes de pro­gram­ma­tion et 75 % des postes de direction). Ils ont le pouvoir de faire et défaire les carrières. Ce sont eux qui ont décidé le retour de Bertrand Cantat en héros. En réunion d’équipe, on ne s’embarrassait pas de scrupules éthiques. On se demandait plutôt quel festival, quelle salle de musique actuelle aurait le privilège de faire jouer Bertrand Cantat en premier ou quel titre de presse spé­cia­li­sé aurait l’exclusivité de son interview.

Le retour de Bertrand Cantat se fait fina­le­ment sur la scène du festival Les Rendez-Vous de Terres Neuves, à Bègles, en Gironde, le 2 octobre 2010, environ trois mois après la levée de son contrôle judi­ciaire, à l’invitation du groupe Eiffel. Romain Humeau, le chanteur, appelle « un ami, presque un frère » à le rejoindre sur scène. Si les médias géné­ra­listes relaient l’information en prenant soin de rappeler les faits reprochés à Bertrand Cantat, la presse musicale ne s’encombre pas de ce « détail ». On devine le sou­la­ge­ment d’une certaine caste musico-intellectuelle à pouvoir enfin retrouver son idole. Les Inrocks s’enflamment : Bertrand Cantat « renaît à la musique. Libéré » (8). Même exci­ta­tion chez un chro­ni­queur du webzine La Grosse Radio, qui conclut : « Les quelques frissons qu’il aura fina­le­ment réussi à produire dans l’assistance sont autant de choses que ni moi ni les personnes présentes serons près d’oublier. » (9)

Pourtant, la répu­ta­tion de Cantat commence à se lézarder, y compris dans le domaine de la musique. La première ombre au tableau vient de Serge Teyssot-Gay, cofon­da­teur de Noir Désir, en novembre 2010 : « Je fais part de ma décision de ne pas reprendre avec Noir Désir, pour désac­cords émo­tion­nels, humains et musicaux avec Bertrand Cantat, rajoutés au sentiment d’indécence qui carac­té­rise la situation du groupe depuis plusieurs années. » Le lendemain, c’est le batteur du groupe, Denis Barthe, qui annonce la fin de l’activité du groupe de rock français, maintenu « en res­pi­ra­tion arti­fi­cielle pour de sombres raisons ».

La double peine de Krisztina Rády

Depuis le suicide de son ex-épouse, la tra­duc­trice et écrivaine d’origine hongroise Krisztina Rády, en janvier 2010, des voix s’élèvent pour dénoncer la res­pon­sa­bi­li­té de Bertrand Cantat dans sa dis­pa­ri­tion. La mère de ses deux enfants, qui l’a soutenu lors de son procès à Vilnius et auprès de qui il est revenu vivre après sa libé­ra­tion, s’est pendue alors qu’il dormait dans une autre pièce de la maison.

En 2013, un message vocal à ses parents faisant état de violences intra­fa­mi­liales est rendu public : « Hélas, je n’ai pas grand-chose de bon à vous offrir, et pourtant il aurait semblé que quelque chose de très bon m’arrive, mais en l’espace de quelques secondes Bertrand l’a empêché et l’a trans­for­mé en un vrai cauchemar qu’il appelle amour. Et j’en suis main­te­nant au point […] qu’hier j’ai failli y laisser une dent, tellement cette chose que je ne sais comment nommer ne va pas du tout. […] Mon coude est com­plè­te­ment tuméfié et mal­heu­reu­se­ment un cartilage s’est même cassé, mais ça n’a pas d’importance tant que je pourrai encore en parler. »

L’information, présentée dans Closer comme « Un nouveau drame qui frappe le chanteur », est-elle la mani­fes­ta­tion du sort tragique qui s’acharne sur Bertrand Cantat ? Ce n’est pas ce que pense l’avocate Yael Mellul, spé­cia­liste des violences conju­gales. En 2013, elle demande une réou­ver­ture de l’enquête sur le suicide de Krisztina Rády pour faire recon­naître la notion de « suicide forcé », notion qui définit les suicides de femmes ayant été précédés de violences psy­cho­lo­giques de la part de leur conjoint. En 2018, ayant quitté le barreau et devenue pré­si­dente de l’association féministe Femme et libre, elle dépose plainte de nouveau contre Bertrand Cantat pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Dans un courrier adressé au parquet de Bordeaux, que Le Journal du dimanche avait pu consulter, Yael Mellul rap­por­tait les extraits d’une lettre de Krisztina Rády faisant état des violences exercées par son ex-compagnon. La plainte a fina­le­ment été classée sans suite et Bertrand Cantat, à son tour, portera plainte pour « dénon­cia­tion calomnieuse ».

En octobre 2013, le chanteur est de nouveau célébré en une des Inrocks« Si on voulait lui parler, c’était qu’[…]au-delà de l’effroi face à ce meurtre pas­sion­nel absurde, on ne recon­nais­sait pas le Bertrand Cantat décrit par une certaine presse qui avait largement battu en dégueu­las­se­rie, lynchage et enquêtes bâclées les tabloïds anglais que la France sait si bien montrer du doigt », se justifie le rédacteur en chef du mensuel, Jean-Daniel Beauvallet. Plus loin, il accuse les fémi­nistes d’être contre la réha­bi­li­ta­tion d’un homme qui a purgé sa peine : « On ne peut lui interdire le droit d’exercer son métier au nom de la morale, de la décence : ça serait nier le travail et les décisions des tribunaux. » Une indi­gna­tion, là encore, assez sélective : Les Inrocks ne se sont jamais offusqués qu’un délin­quant ou un criminel ne puisse plus tra­vailler dans la fonction publique en raison de son casier judiciaire.

En 2017, trois semaines après la vague #MeToo, Bertrand Cantat est d’ailleurs à nouveau en une du magazine. Des honneurs simi­laires sont réservés au réa­li­sa­teur Roman Polanski, pourtant accusé de violences sexistes et sexuelles, lorsqu’il est couronné par le César de la meilleure réa­li­sa­tion en 2020. Les faits reconnus – avoir drogué une jeune fille de 13 ans pour la sodomiser – n’émeuvent pas plus la « grande famille » du cinéma français qu’un fémi­ni­cide n’a bou­le­ver­sé le milieu musical.

C’est que, en France, les élites cultu­relles ont un statut à part. Norimitsu Onishi, cor­res­pon­dant du New York Times à Paris, le notait encore en 2020 (10) à propos de l’affaire Matzneff : « La France a beau être un pays pro­fon­dé­ment éga­li­taire, son élite tend à se démarquer des gens ordi­naires en s’affranchissant des règles et du code moral ambiant, ou, tout au moins, en défendant haut et fort ceux qui le font. » Le résultat, paradoxal, est que les affaires ne sont jamais closes. En novembre 2021, et presque 20 ans après la mort de Marie Trintignant, lorsque Wajdi Mouawad fait appel à Bertrand Cantat pour signer la musique de sa pièce de théâtre Mère au Théâtre de La Colline, les fémi­nistes ripostent avec une mani­fes­ta­tion et un happening le soir de la première. Il ne s’agissait pas d’une appa­ri­tion publique pour Cantat. Mais en le défendant comme ils l’ont fait, les membres du fameux « boys’ club » ne lui ont peut-être pas rendu service. C’est à ce genre de détail qu’on reconnaît aussi le patriar­cat : personne n’en sort jamais vraiment grandi.


(1) Ce terme désigne un réseau informel d’hommes qui se cooptent et s’entraident dans le cadre pro­fes­sion­nel ou social.

(2) Patrick Eudeline, « La ballade de Marie et Bertrand », Rock & Folk, n°434, octobre 2003.

(3) Pascale Robert-Diard, «L’affaire Bertrand Cantat : Marie Trintignant, l’amour battu », Le Monde, 25 août 2006.

(4) Stéphane Bouchet, «Polémique sur un accident de la route », Le Parisien, 28 novembre 2003.

(5) Jacques Lanzmann, « Les mots qui tuent», Libération, 19 septembre 2003.

(6) Le titre de cet article publié le 28 novembre 2020 dans Purepeople, a depuis été modifié : « Leur res­sem­blance “frappante” » a été remplacé par « Leur res­sem­blance largement soulignée ».

(7) Collectif, «L’emploi permanent dans les lieux de musiques actuelles», Volume !, mis en ligne le 5 septembre 2018.

(8) Marc Besse, «Sur scène avec Eiffel, Bertrand Cantat renaît à la musique », Les Inrockuptibles, octobre 2010.

(9) Robix66, « Eiffel à Terres Neuves (avec Bertrand Cantat) », La Grosse Radio, 13 octobre 2010.

(10) Norimitsu Onishi, « Un écrivain pédophile – et l’élite française – sur le banc des accusés», The New York Times, 11 février 2020.

Rire : peut-on être drôle sans humilier ? 

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6 Rire, paru en juin 2022. Consultez le sommaire

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