La Tunisie pourrait oublier que le droit à l’avortement existe

Pays pionnier en matière de droits sexuels et repro­duc­tifs, la Tunisie a légalisé l’avortement dès 1973. Qu’en est-il de ce droit 50 ans après ? Dans le cadre de notre dossier « Avorter, une lutte sans fin », publié dans le numéro 13 de La Déferlante à paraître aujourd’hui en librairie, nous publions ici un long entretien avec l’endocrinologue et militante féministe tuni­sienne Selma Hajri, qui lutte pour l’accès à l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) sur tout le continent africain.
Publié le 1 mars 2024
Selma Hajri, chez elle à Tunis. Crédit photographique : Ons Abid pour La Déferlante
Selma Hajri, chez elle à Tunis. Crédit pho­to­gra­phique : Ons Abid pour La Déferlante

L’engagement de Selma Hajri, 70 ans, ne date pas d’hier. Pour com­prendre son impor­tance, il faut remonter au début des années 2000, lorsqu’elle coordonne une étude sur le coût de l’avortement médi­ca­men­teux afin de le rendre acces­sible dans le Sud global.

Publié dans la plus pres­ti­gieuse des revues de médecine inter­na­tio­nale, The Lancet, ce travail a donné naissance au protocole qui permet de réduire les coûts. Il est à l’heure actuelle utilisé dans la majorité des pays qui auto­risent la pilule abortive, y compris en France. Vingt ans plus tard, la militante est toujours l’un des piliers de l’association Tawhida Ben Cheikh pour l’aide médicale, fondée en 2012 à Tunis et qui plaide pour la justice repro­duc­tive et l’éducation sexuelle. Elle anime également le Mouvement médi­ter­ra­néen pour le droit et l’accès à l’avortement (MARA) et occupe la vice-présidence de l’Association pour la santé des femmes en Afrique Maghreb et Moyen-Orient (ASFAMM).

 

En septembre 2023, vous avez célébré le cin­quan­te­naire de la léga­li­sa­tion de l’IVG en Tunisie en sonnant l’alarme. Longtemps érigée en exemple en matière d’IVG, la Tunisie voit-elle, actuel­le­ment, ce droit menacé ?

Sans que le droit soit remis en cause dans le champ politique, l’accès réel des femmes à l’IVG est de plus en plus difficile, notamment pour les plus pauvres et les moins urbaines. En 2014, le Fonds des Nations unies pour la popu­la­tion (UNFPA) ne recensait plus que deux hôpitaux réalisant des IVG chi­rur­gi­cales dans tout le pays et, pendant la pandémie de Covid-19, nous avons fait face à une grave pénurie de médi­ca­ments abortifs. La dégra­da­tion de l’offre de services de santé sexuelle et repro­duc­tive est impor­tante et rapide, bien que nous ne puissions la décrire avec précision puisque le Planning familial tunisien lui-même ne publie plus de sta­tis­tiques depuis plusieurs années.

Crédit photographique : Ons Abid pour La Déferlante

Crédit pho­to­gra­phique : Ons Abid pour La Déferlante

Des groupes fémi­nistes tunisiens accu­mulent les témoi­gnages qui décrivent des parcours semés d’embûches pour avorter et qui, parfois, échouent. Les femmes racontent des entraves multiples : ten­ta­tives de dis­sua­sion, fausses infor­ma­tions médicales ou exigences illégales formulées par les per­son­nels soignants. Des rendez-vous sont proposés hors délai [cinq examens sont néces­saires pour réaliser une IVG médi­ca­men­teuse en Tunisie]. Le parcours est parfois stoppé bru­ta­le­ment car on annonce à la patiente que le service est surchargé ; on lui reproche d’avoir avorté plusieurs fois et on lui annonce qu’elle n’est pas « prio­ri­taire » ; on oublie de lui prescrire un examen ; on demande une auto­ri­sa­tion du mari alors que cette contrainte n’existe pas dans la loi ; on impose de nombreux allers-retours à l’hôpital en étalant les rendez-vous, les rendant coûteux et peu discrets pour une femme qui sou­hai­te­rait avorter sans que son mari ou ses parents le sachent. Dans certaines régions, plus aucun service public de santé ne propose d’IVG et aucun·e gyné­co­logue ne pratique d’aspiration – et les rares qui la pra­tiquent encore peuvent exiger des sommes très élevées.

 

Comment les fémi­nistes tuni­siennes se mobilisent-elles pour défendre l’accès à l’avortement ?

L’association Tawhida Ben Cheikh a mené une étude en 2022 auprès d’un millier de jeunes femmes et jeunes hommes de 18 à 29 ans. Elle révèle que plus de 40 % ignorent que l’IVG est gratuite et acces­sible à toutes les femmes majeures. La société tuni­sienne pourrait, sans que le droit soit for­mel­le­ment remis en cause, perdre la connais­sance de son existence. Former et informer est pri­mor­dial. En l’absence d’études publiées par le ministère de la santé ou le Planning familial, ce travail de pro­duc­tion de données fait partie des multiples moyens mobilisés par les quelques rares asso­cia­tions fémi­nistes tuni­siennes qui col­lectent et diffusent également des témoi­gnages, font de l’information sur la santé sexuelle, mobi­lisent la presse ou proposent de l’éducation à la santé sexuelle et repro­duc­tive en arabe sur les réseaux sociaux. Avec l’association Tawhida Ben Cheikh, nous proposons également des for­ma­tions spé­ci­fiques à des­ti­na­tion des soignant·es pour qu’elles et ils prennent conscience des impli­ca­tions de leurs posi­tion­ne­ments per­son­nels dans l’exercice de leur métier. Des jeunes femmes, comme la sage-femme Nourshenne Cheguenni, s’emparent avec enthou­siasme des réseaux sociaux, mais le sujet reste encore rela­ti­ve­ment peu visible dans l’espace public tunisien alors que le mouvement social demeure assez timide sur le sujet.

 

Selma Hajri, chez elle à Tunis. Crédit pho­to­gra­phique : Ons Abid pour La Déferlante

 

Comment expliquez-vous cette timidité ?

Longtemps ce droit a été brandi par le pouvoir tunisien comme un gage de sa supposée modernité sur la scène inter­na­tio­nale. Il était regardé comme un acquis en Tunisie et nous n’avons pas spé­cia­le­ment été sensibles à l’importance de mener cette lutte. De plus, nous partons de loin car l’histoire très sin­gu­lière de la léga­li­sa­tion de l’IVG en Tunisie pèse cer­tai­ne­ment dans les dif­fi­cul­tés actuelles à se mobiliser. En 1973, la léga­li­sa­tion consti­tuait l’un des volets d’une politique démo­gra­phique d’État mise en place pour contrôler les nais­sances et réduire la natalité. L’avortement devait répondre à un agenda éco­no­mique : les diri­geants visaient des objectifs poli­tiques qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la libé­ra­tion des femmes. Alors qu’elles étaient mobi­li­sées contre le président Bourguiba [premier président de la Tunisie indé­pen­dante en 1957, désigné « président à vie » en 1975], les femmes de gauche – qui ne se qua­li­fiaient pas de « fémi­nistes » à l’époque – ont usé d’un droit octroyé par un pouvoir politique qu’elles com­bat­taient. C’est un sacré paradoxe qui laisse des traces : ce droit n’est pas associé à une victoire de la société tuni­sienne contre l’État, et force est de constater qu’en matière de droits le chemin semble compter autant que le résultat.

 


« INTERNET FACILITE L’ACCÈS À LA PILULE ABORTIVE : C’EST UNE VAGUE QU’ON NE PEUT PLUS ARRÊTER »


Autre consé­quence de la manière dont ce droit a été obtenu, le tabou sur la sexualité en général, et sur le sexe des femmes en par­ti­cu­lier, n’a pas été ébranlé dans la Tunisie de l’époque et reste très ancré. Ironiquement, ce tabou nous protège de l’émergence de mou­ve­ments qui mili­te­raient contre l’avortement – que vous connais­sez en Europe –, mais il fait aussi de l’IVG un non-sujet dans le débat public. Il imprègne toute la société, donc la gauche aussi. Pour défendre l’IVG, il faut accepter de se confron­ter à ce tabou, ce qui est loin d’être facile.

 

Crédit photographique : Ons Abid pour La Déferlante

Crédit pho­to­gra­phique : Ons Abid pour La Déferlante

 

Quelles seraient, selon vous, les condi­tions pour un accès pérenne et sécurisé à l’IVG à travers le monde ?

Il existe un gouffre entre le droit et la réalité. La cri­mi­na­li­sa­tion et les entraves à l’IVG n’ont jamais empêché les femmes d’avorter, mais elles les exposent toujours et partout à des dangers ; alors que le droit ne garantit pas l’accès pérenne à l’IVG pour toutes les femmes, comme on l’a vu récemment aux États-Unis.
Aujourd’hui, on peut s’attendre à ce que le droit ou l’accès à l’avortement soient mis en danger par un conser­va­tisme qui gagne du terrain un peu partout dans le monde. Il faut s’y opposer, évi­dem­ment, et se battre dans le même temps pour l’accès à la contra­cep­tion et à l’éducation sexuelle. Une lueur d’espoir se dessine cependant : les expert·es et professionnel·les du sujet constatent que l’accès à l’avortement sécurisé, quelles que soient les lois natio­nales, va devenir de plus en plus universel. L’utilisation d’Internet rend le recours à la méthode médi­ca­men­teuse plus aisé et acces­sible partout malgré les fron­tières et les lois natio­nales : c’est une vague qu’on ne peut plus arrêter. Je suis pro­fon­dé­ment optimiste, car aucun pouvoir n’a les moyens de stopper ça. On peut entraver, freiner ou canaliser l’information, mais la supprimer : non.

 

Crédit photographique : Ons Abid pour La Déferlante

Crédit pho­to­gra­phique : Ons Abid pour La Déferlante

Des orga­ni­sa­tions comme Women in Web diffusent dans le monde entier des infor­ma­tions et les molécules avec une très grande facilité. Dans les pays où l’IVG est interdite, les femmes se font déjà envoyer les médi­ca­ments par la poste et cela fonc­tionne très bien : prendre les comprimés déclenche une fausse couche qu’elles terminent seules ou à l’hôpital. L’avenir est là. C’est facile, c’est connu, c’est publié dans des revues scien­ti­fiques : les femmes sont par­fai­te­ment capables de se débrouiller sans médecin, sans mettre leur vie en danger pour autant. Au contraire, il y a une baisse extra­or­di­naire de la mortalité consé­cu­tive aux avor­te­ments dans les pays où l’IVG est illégale et où les femmes ont recours à l’IVG médi­ca­men­teuse. Cette pratique, déjà extrê­me­ment répandue, a été baptisée « avor­te­ment autogéré » par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui la recom­mande depuis deux ans, consi­dé­rant que c’est l’une des tech­niques les plus sécurisées.

Cette démé­di­ca­li­sa­tion, c’est l’avenir. Mais elle ne règle pas la question du droit, parce que la cri­mi­na­li­sa­tion ne lève pas le tabou, génère du trafic, l’inflation des coûts, les inéga­li­tés d’accès et le risque d’avoir des médi­ca­ments issus du marché noir. Il faut donc lutter contre la cri­mi­na­li­sa­tion, et, sur ce terrain politique et social aussi, il n’y a que l’organisation des femmes qui peut permettre de gagner, et cela passe en général par un combat pour le droit. Il nous faut combiner les deux luttes. C’est d’autant plus important qu’il y a quelques échecs dans les IVG médi­ca­men­teuses [entre 1 et 5 %] : il est donc important qu’elles puissent avoir accès à plusieurs méthodes, qu’elles puissent donc, là encore, choisir.

 

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AVORTER : UNE LUTTE SANS FIN

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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