« Le féminisme iranien est une force de contestation révolutionnaire »

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Publié le 21/10/2022
Chowra Makaremi est une chercheuse franco-iranienne.
Archives per­son­nelles

Un mois après le début du sou­lè­ve­ment en Iran, les mani­fes­ta­tions de femmes contre le port du voile se sont trans­for­mées en un large mouvement de contes­ta­tion sociale qui ne semble pas faiblir. Un cas d’école de conver­gence des luttes qu’analyse pour La Déferlante l’anthropologue franco-iranienne Chowra Makaremi.

Depuis la mi-septembre et l’assassinat de la jeune Mahsa Amini par la police reli­gieuse, la jeunesse iranienne manifeste un peu partout aux cris de « Femme, vie, liberté ». Comment faut-il, selon vous, com­prendre ce slogan ? 

Zhina Mahsa Amini appar­te­nait à la minorité kurde qui est extrê­me­ment dis­cri­mi­née en Iran – son « vrai » prénom est d’ailleurs un prénom kurde, Zhina, que l’État refuse d’enregistrer. C’est important pour com­prendre les cir­cons­tances de sa mort : Zhina Mahsa n’était pas plus mal voilée que la majorité des filles à Téhéran, mais celles qui sont ori­gi­naires de la capitale savent où aller pour éviter les contrôles, comment se comporter avec les agents, à qui donner de l’argent, qui appeler en cas de problème…
Les pro­tes­ta­tions ont commencé le soir des funé­railles de la jeune femme dans la ville de Saqqez. C’est de là qu’est parti le slogan en langue kurde « Femme, vie, liberté », une devise politique inventée au sein du Parti des tra­vailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan –  dans lequel, certes, les femmes n’ont pas toujours été suf­fi­sam­ment repré­sen­tées, mais qui a théorisé que la libé­ra­tion du Kurdistan ne se ferait pas sans elles.
Je note au sujet du mot « vie » contenu dans ce slogan que beaucoup de jeunes mani­fes­tantes et mani­fes­tants donnent lit­té­ra­le­ment leur vie pour le chan­ge­ment de régime qu’ils réclament. Quand Zhina Mahsa est morte, les premières images d’elle qui ont été diffusées la mon­traient en robe rouge en train d’exécuter une danse tra­di­tion­nelle qui témoigne d’un culte de la joie qu’on retrouve sur tous les comptes Instagram ou Tiktok des mani­fes­tantes tuées auparavant.

Chowra Makaremi est une chercheuse franco-iranienne.

Chowra Makaremi est une cher­cheuse franco-iranienne. Crédit photo : Archives personnelles

Quelle est la place des fémi­nistes dans le mouvement qui agite l’Iran depuis plus d’un mois ?

La dimension prin­ci­pale de cette révolte est le refus du voile qui est la maté­ria­li­sa­tion de ce que les fémi­nistes ira­niennes appellent « l’apartheid de genre » : un ensemble de dis­cri­mi­na­tions éco­no­miques, cultu­relles et juri­diques, inscrites dans les lois sur le travail ou l’héritage.
Mais ce mouvement veut aussi mettre fin à d’autres dis­cri­mi­na­tions : par exemple, […]

celles contre les minorités comme les Baloutches, les ara­bo­phones, les Baha’is, ou encore les réfugiés afghans de deuxième géné­ra­tion qui n’ont jamais pu avoir la natio­na­li­té iranienne.

« OPPOSER LES MANIFESTANTES IRANIENNES QUI ENLÈVENT LE VOILE AUX FRANÇAISES MUSULMANES QUI SOUHAITENT LE PORTER, C’EST PASSER À CÔTÉ DE CETTE PUISSANCE RÉVOLUTIONNAIRE »

Le mouvement féministe iranien existe depuis trente ans, et il est très puissant – la Prix Nobel de la paix [en 2003], Shirin Ebadi, est une femme, tout comme les détenues emblé­ma­tiques du régime. Ses mili­tantes ont été entraî­nées à une lecture juridique du système de domi­na­tion, et leur doctrine constitue la colonne ver­té­brale de nom­breuses formes d’activisme. Comme théorie et comme méthode, le féminisme inter­sec­tion­nel iranien permet aujourd’hui de com­prendre comment, pour la première fois depuis quarante ans, des segments de la popu­la­tion qui n’ont jamais été soli­daires se soulèvent en même temps.

Que demandent les hommes qui prennent part au soulèvement ?

Il ne s’agit pas uni­que­ment de mani­fes­ta­tions pour les droits des femmes : les hommes ori­gi­naires des quartiers popu­laires des­cendent aussi dans la rue pour protester contre la vie chère ; ceux ori­gi­naires du Kurdistan mani­festent pour ne pas être victimes de violence… Il faut aussi avoir en tête l’appauvrissement rapide de l’Iran, où les classes moyennes sont réduites à peau de chagrin en raison du Covid, des sanctions inter­na­tio­nales et de la cor­rup­tion. Tous ces éléments sont à com­prendre ensemble.
Finalement, le voile n’est devenu une demande de premier plan que lorsque, ces dernières années, les fémi­nistes sont arrivées au bout des reven­di­ca­tions réfor­mistes possibles. C’est ainsi qu’est né l’activisme quotidien sur cette question qui constitue un des piliers de l’ordre théo­cra­tique   une façon de rappeler à tous·tes les Iranien·nes que le pouvoir s’inscrit sur les corps. En 2018, « les filles de la rue de la révo­lu­tion », défendues par l’avocate Nasrin Sotoudeh, se sont mises à mani­fes­ter avec un voile blanc porté non pas sur la tête mais au bout d’un bâton. Elles ont écopé de quinze ans de prison et sont encore détenues aujourd’hui.

En France, dans les médias comme chez les commentateur·ices poli­tiques, un parallèle a souvent été établi entre les Iraniennes qui se dévoilent et les Françaises musul­manes qui se voilent. Pensez-vous que cette grille de lecture soit pertinente ?

Ce que montre le sou­lè­ve­ment en Iran, c’est que le féminisme n’est pas uni­que­ment un outil intel­lec­tuel qui permet de reven­di­quer l’égalité à l’intérieur d’un État de droit mais qu’il peut être une force de contes­ta­tion révolutionnaire.
Opposer les mani­fes­tantes ira­niennes qui enlèvent leur voile aux Françaises musul­manes qui sou­haitent le porter, c’est passer à côté de cette puissance révo­lu­tion­naire. La haine du voile chez celles qui le brûlent lors des mani­fes­ta­tions ne renvoie à aucune altérité : elles ne détestent pas le voile de leur mère, de leurs grands-mères et de leurs amies, mais le tissu dont on les emmaillote. La question qui se pose à cet endroit est celle du contrôle politique du corps des femmes par les gou­ver­ne­ments partout dans le monde.
Pour autant, je ne souscris pas au raccourci qui consiste à dire : « En Iran on oblige les femmes à porter le voile et en France à l’enlever. » En France on oblige les femmes à enlever le voile, et si elles ne le font pas elles risquent d’être désco­la­ri­sées, licen­ciées ou humiliées devant leurs enfants. En Iran ou en Afghanistan, si elles retirent leur voile, elles risquent d’être torturées et tuées. C’est une dif­fé­rence consti­tu­tive, pas un continuum de violences.
Malgré tout cela, réduire ce qui se passe actuel­le­ment en Iran à une révolte contre le voile, c’est jouer le jeu des réfor­mistes iraniens qui assi­milent la situation insur­rec­tion­nelle actuelle à une reven­di­ca­tion ves­ti­men­taire. Tous les slogans demandent un chan­ge­ment de régime, aucun ne dit non au hijab. Quand les filles brûlent leur voile dans la rue, c’est une façon de s’en prendre à un pilier du régime : elles le brûlent en disant « à bas la dictature ». Il faut les écouter.

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Anne Roy

Journaliste à l’agence AEF info, elle garde de sa dizaine d’années passées à L’Humanité et d’un long détour au Japon, un appétit pour les luttes féministes en France et bien au-delà. Membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles