Comme point de départ à son travail d’enquête, le collectif Youpress a mobilisé deux data journalistes pour constituer une base de données inédite sur les féminicides politiques à travers le monde. En analysant près de 300 cas d’assassinats au prisme du genre, en retraçant le parcours de chacune de ces activistes et en revenant sur les circonstances de leur mort, les journalistes ont pu établir qu’une partie de ces femmes avaient été assassinées non seulement en raison leur engagement politique, mais aussi en raison de leur genre.
En quoi est-il pertinent de parler de « féminicide politique » ?
Dans la plupart des pays, les femmes sont en première ligne des combats pour la justice sociale. Quand une militante est tuée, il ne s’agit pas seulement d’une perte individuelle, mais aussi d’une perte pour les luttes qu’elle incarne. C’est donc pertinent de s’intéresser à ce qui lui est arrivé, non seulement par égard pour la vie de cette personne, mais aussi à l’échelle de toute la communauté. Étudier ce concept pourrait permettre de mieux étudier les violences contre les femmes en politique de manière générale.
Comment prouver que ces activistes sont tuées parce qu’elles sont militantes et femmes à la fois ?
C’est une question sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Ce qui compte selon moi, c’est d’identifier l’intention de l’assassin et l’impact du meurtre. L’intention genrée peut être prouvée facilement quand il y a des violences sexuelles par exemple. Ce fut le cas au Zimbabwe avec le recours au viol contre les opposantes politiques au régime de Robert Mugabe, en 2008. D’autres indices existent, comme l’emploi de formes particulières de violences psychologiques ou physiques [insultes sexistes, diffamation, atteinte à la réputation, acharnement sur le corps].
Quand une militante est tuée, il ne s’agit pas seulement d’une perte individuelle mais aussi d’une perte pour les luttes qu’elle incarne.
Vous parlez de « violence contre les femmes en politique ». Qui sont précisément ces femmes ?
Au départ, je m’étais concentrée sur les violences contre les femmes politiques (élues ou candidates). Aux États-Unis, par exemple, il y a eu de nombreuses attaques envers les femmes politiques après certaines déclarations de Donald Trump. Mais au cours de mes recherches j’ai compris que ces actes visaient aussi de simples observatrices : les défenseuses des droits humains et les journalistes. Quand on parle de violences contre les femmes en politique, on parle de toutes ces femmes aussi.
Malgré tout, si on regarde les statistiques de l’ONU ou de Front Line Defenders, les hommes sont davantage visés que les femmes par des assassinats politiques. Comment répondez-vous à cet argument ?
Je dirais que ce n’est pas une question de fréquence ni de volume. Le nombre d’attaques n’est de fait pas comparable, mais c’est le contenu et le contexte qui peuvent nous aider à identifier les biais de genre : la formulation des menaces, les mots employés, la symbolique qui est derrière ces violences. Il y a une analogie à faire avec les crimes de haine [racisme, xénophobie, LGBTphobies, intolérance religieuse] qui sont censés envoyer un message. Ils veulent signifier aux autres membres du groupe : « Cela aurait pu être toi. »
Ces féminicides doivent-ils être pensés dans une mécanique de violences plus large ?
Votre base de données va mettre en lumière les assassinats, mais il y a de nombreuses femmes politiques qui sont « juste » constamment menacées de mort. On ne se rend pas encore assez compte de l’ampleur des menaces en ligne contre les militantes et femmes politiques ! Julia Gillard, Première ministre australienne de 2010 à 2013, avait évoqué publiquement ces violences quotidiennes, à l’occasion d’un hommage à la députée britannique assassinée en juin 2016, Jo Cox.
Dans les cas que j’ai pu étudier, l’assassinat est la dernière étape : il intervient quand les autres menaces n’ont pas été assez efficaces. Certains disent que ce serait le prix à payer par les femmes pour faire partie de la vie publique. La violence genrée entretient l’idée selon laquelle la vie politique appartient aux hommes : les femmes, elles, seraient cantonnées à la sphère privée. Nous ne devrions plus penser de cette façon. Il nous faut lutter contre la banalisation de la violence contre les femmes en politique, car ces actes qui les visent les empêchent de participer à la vie démocratique.
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