Rock Power !

Chaque année, des stages de formation accélérée au rock à des­ti­na­tion d’adolescentes sont organisés partout dans le monde. En février, un premier « Girls Rock Camp » s’est tenu à Rennes. En une semaine, sept jeunes filles ont appris les rudiments de la guitare élec­trique, de la batterie et de la basse et se sont produites sur scène.
Publié le 28 avril 2022
Reportage Rock Power, Girls Rock Camp La Déferlante 6
Louise Quignon

Branchez les guitares ! Lundi, 10 heures. Ce jour-là, Anaëlle bataille avec la sangle pour enfiler son instrument. Ibtissam martèle la pédale de sa batterie et ouvre grand les yeux, surprise par le vacarme. 

C’est la première fois de leur vie que les deux ado­les­centes touchent ces ins­tru­ments, comme Jeanne, Sofia, Bianca, Tess et Pome, les cinq autres Rennaises âgées de 13 à 17 ans qui se sont inscrites au premier Girls Rock Camp proposé par le Jardin Moderne, une salle de concert et de répé­ti­tion(1). Vendredi, à 16 heures, elles monteront toutes sur scène pour jouer devant un public. C’est le défi que relèvent les Girls Rock Camps. Le premier a été créé en 2001 par des étu­diantes en études sur le genre de l’université de Portland (États-Unis). Le mouvement, dans l’esprit DIY [Do it Yourself ], s’est depuis répandu dans 80 villes du monde. La moitié aux États-Unis, l’autre moitié partout ailleurs, de Maputo à Sydney en passant par Dubaï. Chaque camp est indé­pen­dant et choisit sa fréquence, au moins annuelle. 

« Ces stages per­mettent à des ado­les­centes qui n’ont, pour la plupart, jamais fait de musique d’apprendre des notions de guitare, basse, batterie et chant, de former des groupes et prendre plaisir à jouer. Ils leur rap­pellent qu’elles aussi ont leur place dans le rock », résume Amandine Aubry, média­trice au Jardin Moderne. Parmi les 900 musicien·nes qui répètent dans leurs murs, 12 % sont des femmes. Depuis 2006, les études portant sur les musiques actuelles en France (2) abou­tissent au même constat : 15 % de femmes seulement se pro­duisent sur scène et fré­quentent les studios de répé­ti­tion. « On pourrait imaginer ce secteur épargné par le patriar­cat, note Célia Berthet, doc­to­rante en socio­lo­gie politique à Rennes, autrice d’une thèse sur la question du genre dans les pratiques non pro­fes­sion­nelles des musiques actuelles. Pourtant, depuis cinquante ans, toutes les pratiques cultu­relles en amateur se fémi­nisent, sauf la musique (3). » Les ins­crip­tions au Girls Rock Camp se sont surtout faites via les Maisons des jeunes et de la culture, pour contour­ner un autre biais de la pratique ins­tru­men­tale : elle est la plupart du temps réservée aux milieux favorisés

Le rock, « c’est l’image virile du mec à Crête »

Réparties dans les studios, les ados enchaînent rythmes et accords. Les rockeuses sont entourées de cinq inter­ve­nantes rennaises. Pauline Benard est gui­ta­riste dans le groupe Ropoporose, Gwladys Anceau est bassiste, musi­cienne solo dans Cariegosse et ani­ma­trice répé­ti­tion au Jardin Moderne. Léa Bulle est chanteuse pro­fes­sion­nelle, comé­dienne et coach scénique. Emane est chanteuse pro­fes­sion­nelle de gospel et de hip-hop. Quant à moi, j’anime les ateliers batterie en tant que batteuse amatrice. « Les filles de mon âge ne pensent pas à monter des groupes parce qu’on n’a pas d’exemple », réfléchit Sofia (15 ans), par­ti­ci­pante. « Quand j’ai vu que les inter­ve­nantes du camp étaient des femmes, je me suis dit : pourquoi pas moi ? », renchérit Jeanne, qui découvre la basse. Marie Buscatto, pro­fes­seure de socio­lo­gie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et autrice de Femmes du jazz (CNRS Éditions, 2018), confirme : « La plupart des filles ne se pro­jettent pas dans les musiques actuelles, très majo­ri­tai­re­ment pra­ti­quées par des hommes. Et, sym­bo­li­que­ment, les modèles sont masculins. » Le rock, « c’est l’image virile du mec à crête, à la voix inti­mi­dante », estime Tess, participante.

Comme l’a montré la musi­co­logue et socio­logue Hyacinthe Ravet dans Musiciennes, enquête sur les femmes et la musique (Autrement, 2011), les ins­tru­ments ont encore un genre. La société dirige mas­si­ve­ment les filles vers des ins­tru­ments qui ne doivent pas mettre le corps en avant, ni exiger de force physique ou de souffle, ni faire trans­pi­rer. Pas de trompette ni de batterie donc. La pratique musicale favorise même l’intériorisation des normes de genre pour les jeunes filles : douceur, harmonie et séden­ta­ri­té, explique de son côté la cher­cheuse en anthro­po­lo­gie, Catherine Monnot ⁴. Elles s’orientent donc volon­tiers vers le piano ou la flûte, suf­fi­sam­ment poly­pho­niques pour convenir à une pratique indi­vi­duelle et domestique.

Mardi, à l’heure où toute ado en vacances dor­ten­core, les sept rockeuses arrivent en grappe sur leur lieu de répé­ti­tion. « Les filles sont aussi nom­breuses que les garçons à apprendre la musique dans l’enfance. Mais à l’adolescence, elles décrochent », explique Célia Berthet. C’est une période clé dans la construc­tion iden­ti­taire : « Pour se projeter dans leur vie future, les ados imitent les adultes qui les entourent. Ils et elles se replient sur leur genre et choi­sissent les mêmes centres d’intérêt que leurs pair·es. Les filles se valo­risent via l’école, les garçons dans les loisirs. » D’autres raisons expliquent ce décro­chage : notamment la faible autonomie de dépla­ce­ment des jeunes filles dans l’espace public – un frein encore plus puissant pour celles qui sont en situation de handicap – et leur dif­fi­cul­té à trouver leur place dans des lieux culturels marqués par un entre-soi masculin. « Les poli­tiques publiques en direction de la jeunesse et les lieux ainsi créés ont été pensés pour les jeunes visibles dans l’espace public et qui déran­geaient : dans les faits, les garçons », rappelle Célia Berthet. Au déjeuner, impos­sible de ne pas remarquer que les par­ti­ci­pantes sont socia­li­sées comme des filles. Aucune n’ose prendre une deuxième part de pizza. Les regards des ados montrent qu’elles ont compté men­ta­le­ment qu’il n’y en aurait pas assez pour que toutes se res­servent. Quand on annonce qu’on renvoie les restes en cuisine, les parts se vola­ti­lisent. Invitée à déjeuner avec le groupe pour échanger sur la place des femmes dans l’espace public, Fanny Dufour, fon­da­trice de la structure rennaise Nouvelles Oratrices, qui forme les femmes à la prise de parole en public, porte un discours qui résonne avec force : « En tant que femmes, on est éduquées à faire attention aux autres, à attendre qu’on nous donne la parole ou qu’on nous choisisse. »

Dans les locaux de répé­ti­tion où deux groupes se sont main­te­nant consti­tués, ce sté­réo­type prend une autre dimension. Les appren­ties musi­ciennes col­la­borent aisément, sou­tiennent leurs idées mutuelles, se mettent d’accord sans tensions. « Cette cohésion m’a marquée, raconte Jeanne, elle est contraire à l’image d’une bande de filles qui se jugent. On était là pour apprendre, kiffer, s’écouter, s’aider. J’ai pris confiance en moi, mais aussi en les autres filles, en la force du groupe. »

Assignées au rôle de groupies, tolérées comme chanteuses

Emane, la coach vocale, a réuni les rockeuses pour un échauf­fe­ment. En cercle, elles chantent, bougent, tapent des mains. Le camp est non mixte. « Je n’avais jamais fait inter­ve­nir autant de femmes, une quinzaine, sur un même projet », remarque la coor­ga­ni­sa­trice du stage, Amandine Aubry. Selon elle, l’équipe a réussi à créer un espace où les filles se sont senties suf­fi­sam­ment en sécurité et res­pec­tées pour apprendre et oser. « Si la semaine avait été mixte, l’état d’esprit aurait été com­pé­ti­tion et per­for­mance », avance Jeanne. « Les filles auraient laissé les res­pon­sa­bi­li­tés aux garçons », lui répond Ibtissam, apprentie batteuse. Tess, de son côté, pense que « certaines filles auraient fait attention à leur image pour plaire ». Bianca, quant à elle, sait qu’elle ne se serait pas autant lâchée : « Je n’aurais pas écrit des textes si sincères, sur la façon dont des filles sont broyées par des mensonges et des trahisons sur les réseaux sociaux. Les garçons ne prennent pas les filles au sérieux, ils les trouvent trop sensibles et émotives. »

Quand les femmes arrivent à s’affranchir des sté­réo­types de genre qui contri­buent à les exclure des musiques actuelles, elles doivent ensuite évoluer dans un monde organisé par les hommes, où ils se cooptent entre eux. « Jouer d’un ins­tru­ment perçu comme masculin, c’est trans­gres­ser un ordre genré. Plutôt assignées à la place de groupies, les femmes sont tolérées comme chan­teuses, si elles répondent aux critères des garçons. Trop masculin, leur com­por­te­ment déplaît. Trop féminin, il présume une incom­pé­tence ou une sexua­li­sa­tion », explique la socio­logue Marie Buscatto. Jouer entre filles serait le salut ? « C’est un levier et aussi un enfer­me­ment, poursuit-elle. C’est ce qui s’est passé pour certaines femmes dans le cinéma, dans les années 1970. On a étiqueté leurs oeuvres comme “féminines” ou “fémi­nistes”, leur refusant le statut d’artiste à part entière. »

Trop de processus sociaux entrent en jeu pour que les musi­ciennes puissent bousculer seules le milieu : « La fémi­ni­sa­tion des pratiques musicales vient d’actions mili­tantes et surtout d’institutions cultu­relles », estime encore la cher­cheuse. Le Jardin Moderne travaille depuis 2020 sur des leviers pour aller vers plus d’égalité : « Lorsqu’on milite pour les droits culturels des personnes, on se doit d’analyser si, dans la réalité, nos lieux sont vraiment ouverts à tout le monde, relève Juliette Josselin, codi­rec­trice de la structure. On doit s’engager et avoir des ambitions fortes, sinon les choses ne chan­ge­ront jamais. » Des études natio­nales montrent que les femmes s’inscrivent davantage dans des pratiques encadrées, comme les orchestres, chorales et batucada, que dans des pratiques autonomes ⁵ : « accom­pa­gner la mise en groupes des filles est donc important ».

La culture rock under­ground s’est fondée sur la notion de groupes, où les musiciens apprennent au contact de leurs pairs. « C’est pour cela que la pratique en amateur des filles reste un enjeu fort, souligne la socio­logue Célia Berthet. C’est un passage obligé pour qu’elles se pro­fes­sion­na­lisent. »

Autocritique et insatisfaction permanentes

Jeudi. Les filles voient à peine la lumière du jour. Du son plein les oreilles, elles composent, se concentrent, répètent. À la batterie, Ibtissam mémorise des rythmes dif­fé­rents car elle jouera deux morceaux. La coor­di­na­tion entre pieds et mains lui demande beaucoup d’efforts. Elle s’entraîne à jouer sans ralentir car tout le groupe se cale sur elle. Les gui­ta­ristes doivent à la fois placer leurs doigts au bon endroit pour sortir des accords, écouter les autres pour partir au bon moment, rester dans le tempo. L’une flanche : « C’est trop dur, j’y arriverai jamais. » Gwladys Anceau, inter­ve­nante basse, l’encourage : « Rappelle-moi quand tu as commencé la guitare ? Tu te rends compte de tes progrès ? » Au Girls Rock Camp, l’estime de soi n’est pas un concept abstrait. S’exprimer via une batterie ou une guitare amplifiée renforce. Travailler ses messages et ses émotions par le chant valorise. Le programme compte aussi des ateliers yoga, graphisme (pour réaliser les flyers du concert) et coaching corporel pour explorer dif­fé­rentes façons de se sentir fière de soi. « J’ai appris tant de choses si vite que je suis encore sous le choc, sourit Pome. Je croyais que je n’avais aucun talent. » Les jeunes filles sont encore pétries du cliché « aux filles, le travail ; aux garçons, le talent » : « Cela rend leur rapport à la création et à l’improvisation difficile, observe Célia Berthet. Comparées aux garçons, elles sont dans une auto­cri­tique et une insa­tis­fac­tion d’elles per­ma­nentes. »

Apprendre un ins­tru­ment et jouer en public si rapi­de­ment démys­ti­fie la pratique de la musique. S’inspirant du punk et du grunge, le camp montre aux rockeuses qu’elles n’ont pas besoin d’être parfaites pour jouer. La veille du concert, Léa Bulle, une des musi­ciennes coachs, le rappelle : « On doit faire attention à nos propres exigences, lâcher le devoir de per­for­mance. L’essentiel, c’est que les filles trouvent leur place pour s’exprimer. » Sofia, qui avait gardé un mauvais souvenir d’une lointaine année de violon, dit avoir redé­cou­vert la musique : « Avant, ça me semblait très scolaire. Là, j’ai vu que ça pouvait être de l’amusement aussi. »

« Et si on dépendait que de nous… »

Vendredi. À quelques heures du concert, l’excitation monte. Lors du coaching scénique, Léa Bulle soutient les élans timides des rockeuses : « Oui Tess, mets les mains dans les poches de ta veste, c’est bien ! Oui Bianca, accentue ce geste des bras, tu partages ton énergie. »

Au déjeuner, certaines stressent « à cause des gens qui vont regarder ». Les vêtements et l’apparence occupent les esprits et les dis­cus­sions. Les filles se demandent si elles vont plaire. « On a le droit de jouer sans se maquiller, ni s’habiller de façon spéciale », rappelle Pauline Benard, l’intervenante guitare. Ibtissam se lève et propose : « Et si on n’attendait rien du public, si on dépendait que de nous ? On décide que dès qu’on monte sur scène, on s’éclate. »

La salle est plongée dans le noir. Les pro­jec­teurs s’apprêtent à braquer leurs faisceaux colorés sur Tess, Bianca, Sofia, Anaëlle, Pome, Jeanne et Ibtissam. Respirations longues. Cris de ral­lie­ment. En scène ! Trois morceaux plus tard, des applau­dis­se­ments, des cris, des larmes aux yeux dans le public, les rockeuses laissent exploser leur émotion : « J’ai lâché tout ce que j’avais à l’intérieur, j’étais libre », dit l’une d’elle. Sur scène, « Tu te sens exister, alors que dans le reste de la vie tu es banale, s’enthousiasme Bianca. C’est incroyable d’avoir créé des morceaux, d’avoir l’opportunité de dire et faire ce qu’on veut sans qu’on nous juge ou qu’on nous coupe. »

Dans la charte du tout premier Girls Rock Camp, celui de Portland en 2001, les orga­ni­sa­trices affir­maient « recon­naître le pouvoir qu’a la musique de changer les personnes et la société ». Dans le public présent au Jardin Moderne, personne n’avait jamais vu de concert de groupes d’adolescentes. En 2006, on mesurait que 97 % des musiques que l’on écoute étaient composées par des hommes ⁶. Quid du « male gaze » dans la musique ? Au même titre que le cinéma, la musique régit nos ima­gi­naires. Le Jardin Moderne va continuer à accom­pa­gner les sept rockeuses de ce premier Girls Rock Camp qui le sou­haitent « pour répéter, prendre des cours, ren­con­trer d’autres musi­ciennes », détaille Amandine Aubry. Sofia referme l’étui de sa guitare d’emprunt : « J’avais pas du tout imaginé que je repar­ti­rais d’ici en ne pensant qu’à une chose : jouer encore et encore. Arrêter, c’est impos­sible main­te­nant. »

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1. Ce projet a été mené en coopé­ra­tion avec la MJC Antipode et il a été financé par Rennes Métropole, le ministère de la Culture et la Drac Bretagne.

2. Voir l’« Observatoire 2021 de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la com­mu­ni­ca­tion », et « Les Chiffres et indi­ca­teurs clés » 2021 de la Fedelima (Fédération des lieux de musiques actuelles), consul­tables en ligne.

3. « Cinquante ans de pratiques cultu­relles en France », enquête de Philippe Lombardo et Loup Wolff, ministère de la Culture, 2020.

4. Catherine Monnot, de De la harpe au trombone. Apprentissage ins­tru­men­tal et construc­tion du genre, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2012.

5. Lire « Les pratiques col­lec­tives en amateur dans les musiques popu­laires », Fedelima, 2020.

6. Rapport minis­té­riel de la mission ÉgalitéS de Reine Prat : « Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de res­pon­sa­bi­li­té, aux lieux de décision, à la maîtrise de la com­mu­ni­ca­tion », 2006.

Rire : peut-on être drôle sans humilier

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6 Rire (juin 2022.)

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