Dans cette dernière newsletter avant la rentrée, nous avons choisi de vous parler de voyage. Longtemps, le fait de partir à l’aventure a été pensé comme une activité masculine. Pourtant, comme le rappelle l’autrice Lucie Azema, les voyageuses ont toujours existé. Cette adepte du dépaysement, qui a vécu au Liban, en Inde et en Iran, nous explique pourquoi le voyage constitue, à ses yeux, une expérience de liberté très précieuse pour les femmes.
Pendant très longtemps, le voyage et la découverte d’autres cultures ont été pensés comme le pré carré des hommes. Comment cela s’explique-t-il ?
Il s’agit d’une répartition sociale de l’espace : l’aventure et les espaces infinis ont été pensés comme l’espace des hommes. Tandis que l’espace clos – en particulier le foyer – est considéré comme appartenant aux femmes.
On retrouve dans les mythes de très nombreuses civilisations l’idée qu’un garçon doit partir à l’aventure pour devenir un homme. Dans le monde occidental, par exemple, Ulysse, le héros de L’Odyssée d’Homère, parcourt le bassin méditerranéen. En miroir, on trouve le personnage de Pénélope, qui reste chez elle à tisser et détisser son ouvrage afin de lui rester fidèle.
En réalité, les femmes ont toujours voyagé. On dit même que le premier récit de voyage est celui d’une femme, Égérie, qui a décrit son périple entrepris en Terre sainte entre 381 et 384. Mais elles n’ont pas autant voyagé que les hommes, pour la simple et bonne raison qu’elles ont moins eu accès à l’éducation et que, souvent, elles ne disposaient pas de leur propre argent. Quant à celles qui ont effectivement entrepris des voyages, elles ont été invisibilisées, et leurs récits ont été moins publiés que ceux des hommes.
Parmi ces aventurières, lesquelles vous ont le plus marquée ?
Je citerais Alexandra David-Néel, qui a voyagé au début du XXe siècle et qui est vraiment exceptionnelle. Elle a annoncé à son mari qu’elle partait quelques mois seulement, et n’est revenue que 15 ans plus tard. C’est la première Européenne à être entrée dans Lhassa, la capitale du Tibet, qui était alors interdite aux étrangers.
David-Néel est vraiment l’aventurière la plus célèbre, mais j’ai découvert qu’il y en avait des centaines d’autres, dont on parle beaucoup moins. J’aime énormément Isabelle Eberhardt, qui a voyagé en Algérie à la fin du XIXe siècle, habillée en cavalier arabe. La manière dont elle parle des gens tranche complètement avec les récits masculins, on sent qu’elle a une empathie et un vrai désir de comprendre. Et elle a une écriture sublime !

Orientaliste, journaliste et féministe, Alexandra David-Néel a vécu jusqu’à l’âge de 101 ans. Crédit photo : Alamy/Keystone Press
Pour ces femmes, voyager était-il une manière de s’affranchir de leur condition ?
Oui, beaucoup de femmes se sont mises à voyager car elles voulaient
échapper au mariage, à la maternité : le quotidien du voyage n’est pas rythmé par les travaux domestiques ! Il existe un autre aspect assez libérateur : sur la route, on se débarrasse complètement de la charge esthétique. Les vêtements ont avant tout pour fonction d’être pratiques. On peut se passer du maquillage, de l’épilation…
Le voyage est souvent présenté comme une expérience « dangereuse » pour les femmes. Est-il encore un frein aujourd’hui pour celles qui souhaitent partir ?
Les femmes qui hésitent à voyager mentionnent toujours ce même frein : la peur. Nous sommes sociabilisées dans la prudence depuis l’enfance et on s’entend répéter que les voyages sont dangereux.
Pourtant, statistiquement, c’est bien l’espace du foyer qui est le plus dangereux pour les femmes ! Je remarque que les agressions et les expériences très désagréables que j’ai pu vivre en tant que femme ont toujours eu lieu dans ma vie sédentaire, en France.
On retrouve ici la culture du viol. S’il arrive la moindre chose à une voyageuse, on pourra entendre : « Mais qu’est-ce qu’elle est allée faire là-bas ? » Évidemment, il peut arriver des drames en voyage. Mais c’est aussi le cas pour les hommes, or on ne les met jamais en garde autant que les femmes. Au contraire, ils sont valorisés : c’est le mythe de l’aventurier qui prend des risques !
« LE QUOTIDIEN DU VOYAGE N’EST PAS RYTHMÉ PAR LES TRAVAUX DOMESTIQUES »
Dans votre livre, vous écrivez : « La voyageuse n’appartient à rien ni à personne – elle est le centre du monde qu’elle arpente, le lieu d’où tout part et converge. » Voyager, est-ce retrouver sa liberté ?
En tant que femme, la société nous apprend à ne pas croire en nous. Quand on voyage, au contraire, surtout quand on est seule, on ne peut se raccrocher qu’à nous-même – un nous-même débarrassé des habitudes et des contraintes d’un quotidien sédentaire. C’est un sentiment de liberté absolument inouï ! Quand je vais dans un pays que je ne connais pas du tout, je ressens comme des shoots d’adrénaline. Je ne peux compter que sur moi, je me sens forte… Bien sûr, on peut être libre sans voyager, et des femmes vont trouver ce sentiment ailleurs. Mais pour celles qui sentent que, dans leur cas, c’est le voyage, alors il faut oser y aller !
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