« L’inceste reste considéré comme le problème de la victime »

Procès des violeurs de Mazan, procès Le Scouarnec : deux séquences très média­ti­sées qui ont révélé le caractère struc­tu­rant de l’inceste dans les affaires de violences sexuelles. Un crime qui fait encore face au déni dans l’opinion publique. Entretien avec Nathalie Mathieu, ancienne copré­si­dente de la Ciivise.
Publié le 27/03/2025
Devant la cour cri­mi­nelle du Morbihan se tient, depuis le 24 février 2025, le procès de Joël Le Scouarnec. Crédit photo : Damien Meyer / AFP.

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Travailleuse sociale, ancienne direc­trice d’association d’accueil pour les jeunes victimes d’inceste, Nathalie Mathieu a coprésidé, avec le juge Édouard Durand, la Commission indé­pen­dante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) entre 2021 et 2023 avant d’en être évincée. Elle est l’autrice de Personne n’est prêt à entendre ça. Violences sexuelles faites aux enfants (L’Harmattan, 2024).

Quelques semaines après que Caroline Darian, la fille de Dominique Pelicot, a porté plainte pour viol contre son père et tandis que le procès Le Scouarnec met en lumière depuis plusieurs semaines les méca­niques inces­tueuses à l’œuvre dans beaucoup de familles, Nathalie Mathieu décrit la spé­ci­fi­ci­té de ce crime assimilé à tort aux autres violences sexuelles et propose des pistes d’action pour l’éradiquer.

Procès des violeurs de Mazan, procès Le Scouarnec : dans ces deux affaires, les hommes jugés pour violences sexuelles sont également accusés d’inceste. Est-ce une coïncidence ?

Ces deux affaires très média­ti­sées ne sont pas forcément repré­sen­ta­tives de la réalité. Car le plus souvent les auteurs d’inceste ne vont pas agresser des enfants en dehors de leur famille. Comme le dit l’anthropologue Dorothée Dussy, l’inceste est « un viol d’opportunité » car les enfants du cercle familial sont des proies faciles et les agres­seurs peuvent « se servir » faci­le­ment. Joël Le Scouarnec a agressé sexuel­le­ment ses nièces, mais le secret a été gardé à l’intérieur de la famille. Ce n’est que quand il a violé la fille de ses voisins, âgée de 6 ans, qu’il a été dénoncé et que les carnets dans lesquels il consi­gnait métho­di­que­ment ses agres­sions ont été découverts.

Comme celui de Joël Le Scouarnec, le père de Dominique Pelicot se serait rendu coupable de viols et d’agression sur des enfants de la famille. Est-ce un schéma fréquent dans les affaires d’inceste ?

L’inceste n’arrive jamais par hasard car il préexiste toujours, dans les familles où il est dévoilé, un terrain incestuel, inces­tueux*, des rapports flous à la loi, des agres­seurs égo­cen­triques qui ont une dif­fi­cul­té à être empa­thique. Les témoi­gnages reçus à la Ciivise parlent beaucoup de ces schémas qui se trans­mettent : de père en fils, chez les frères, les oncles. Du côté des mères, le silence se transmet également de géné­ra­tion en géné­ra­tion. D’où l’importance de stopper la chaîne.

Malgré tout, dans le champ judi­ciaire comme dans le champ politique, l’inceste est toujours traité comme le corol­laire d’autres violences et très peu en tant que tel…

Notre société est construite sur deux croyances : d’abord que l’inceste serait marginal parce que tabou, ce qui est largement contredit par les chiffres [une personne sur dix en est ou en a été victime selon une enquête réalisée en 2020 par l’institut Ipsos], ensuite l’idée que ce qui se passe à l’intérieur de la famille relè­ve­rait de la sphère privée. Quand une victime parle – et encore plus quand elle accuse le chef de famille –, elle met à mal ces deux croyances et c’est elle qui est mise au ban de la société.

L’inceste reste considéré, encore aujourd’hui, comme le problème indi­vi­duel de la victime et non pour ce qu’il est : un problème de santé publique. Malgré l’ampleur du phénomène, c’est toujours l’incrédulité qui domine quand on en parle et c’est ce qui empêche la société de conscien­ti­ser ce phénomène. On sait très bien – car les études sur le sujet sont nom­breuses – que le lieu de tous les dangers pour l’enfant, c’est d’abord sa maison et sa famille. Mais les médias préfèrent s’intéresser à la figure du monstre. Ce déni contamine les familles, les ins­ti­tu­tions scolaires, juri­diques, sociales.


« Les professionnel·les ont trop rarement à l’esprit que l’enfant est peut-être victime de violences sexuelles, alors que ça devrait être l’hypothèse numéro un. »


Un an et demi après la remise du rapport de la première équipe de la Ciivise, à l’automne 2023, qu’est-ce qui a vraiment changé ?

Avec cette première équipe, nous avons fait un point sur l’état actuel des connais­sances sur l’inceste et ouvert un espace de parole inédit pour les victimes. En 2023, nous avons remis 82 pré­co­ni­sa­tions : elles concernent le repérage des violences sexuelles par les professionnel·les, leur trai­te­ment judi­ciaire, les parcours spé­ci­fiques de soins et la pré­ven­tion. En 2024, une nouvelle équipe a été nommée à la tête de cette ins­ti­tu­tion. Elle n’a retenu que 16 de nos recom­man­da­tions, dont la création d’une ordon­nance de sûreté qui permet de mettre rapi­de­ment à l’abri les enfants, la cla­ri­fi­ca­tion du processus de signa­le­ment et la pro­tec­tion des médecins, le ques­tion­ne­ment sys­té­ma­tique de l’enfant ou la faci­li­ta­tion de l’accès aux soins spé­cia­li­sés pour les jeunes victimes. Je ne sais pas pourquoi celles-ci plutôt que d’autres. En tout cas, je ne vois pas d’effets concrets sur le terrain. L’objectif était de mettre en œuvre une politique publique ambi­tieuse pour protéger les enfants : on est très loin du compte.

Quelles seraient, selon vous, les mesures poli­tiques à mettre en place urgemment pour lutter contre l’inceste ?

Sensibiliser les enfants au maximum est fon­da­men­tal. Elles et ils doivent savoir qu’il y a des choses qui ne se font pas, mettre des mots dessus. Savoir aussi qu’il existe des adultes en capacité de les écouter et de les aider. Les asso­cia­tions qui actuel­le­ment s’opposent à l’enseignement d’un programme sur la vie affective, rela­tion­nelle et sexuelle aux enfants à l’école ont tort : moins on parle de sexualité aux petites filles et aux petits garçons, plus on préserve l’agresseur.

On sait que ces séances sont souvent l’occasion pour elles et eux de prendre la parole sur ce qui leur est arrivé. Et comme l’inceste est un phénomène massif, il faudrait que cette parole soit au cœur des pré­oc­cu­pa­tions de tous les adultes qui tra­vaillent avec des enfants. Quand leur com­por­te­ment change, on cherche toujours plein d’excuses : ses parents divorcent, elle a eu un petit frère, il a déménagé, sa grand-mère est morte… Les professionnel·les ont trop rarement à l’esprit que l’enfant est peut-être victime de violences sexuelles, alors que ça devrait être l’hypothèse numéro un.

* Le terme « incestuel » renvoie à un climat familial dans lequel les limites sur la sexualité des adultes et celle des enfants ne sont pas clai­re­ment posées. Une famille « inces­tueuse » est une famille dans laquelle des actes inces­tueux sont commis.

Sarah Boucault

Journaliste basée à Nantes, elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master de Genre, les sujets féministes sont au cœur de ses préoccupations. Voir tous ses articles

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