« Macron n’a eu de cesse de créer des ponts avec l’extrême-droite »

Publié le 27/05/2022
Fania Noël
crédit : Georges Harry Rouzier

Dans cet entre-deux électoral où un gou­ver­ne­ment présenté comme « paritaire » et « équilibré » vient d’être nommé, nous avons souhaité recueillir la parole de Fania Noël. Ancienne militante déco­lo­niale désormais cher­cheuse à la New School for Social Research à New York, elle a publié en mars Et main­te­nant le pouvoir. Un horizon politique afro­fé­mi­niste, un manifeste qui propose des pistes très concrètes pour une révo­lu­tion sociale, féministe et anti­ra­ciste. Entretien réalisé par Léa Mormin-Chauvac, jour­na­liste et membre du comité éditorial de La Déferlante.

Un nouveau gou­ver­ne­ment vient d’être nommé, avec à sa tête une femme, Élisabeth Borne ; au ministère de l’Éducation nationale, un homme noir, Pap Ndiaye ; à la Culture, une franco-libanaise proche de la gauche, Rima Abdul Malak. Comment avez-vous reçu ces annonces ?

Le gou­ver­ne­ment actuel, au même titre que le précédent, se situe dans la lignée de la politique néo­li­bé­rale d’Emmanuel Macron qui n’a eu de cesse de créer des ponts avec la droite ethno-nationaliste [natio­na­lisme dans lequel la « nation » est définie en termes d’ap­par­te­nance ethnique], en effec­tuant un rebran­ding « ni de gauche-ni de droite » du racisme et de l’hétéropatriarcat. La manière dont La République en marche com­mu­nique sur ces nomi­na­tions ne doit pas nous faire tomber, comme les réac­tion­naires (qui attaquent par ailleurs ces personnes par racisme et sexisme), dans le réduc­tion­nisme iden­ti­taire. Je pense que c’est une occasion de mettre en avant les anta­go­nismes idéo­lo­giques, de classe et de vision de monde, qui existent entre des personnes qui partagent la même identité raciale et qui déve­loppent parfois des analyses qui semblent proches a priori, comme c’est le cas par exemple entre Pap Ndiaye et moi-même en tant que militante afro-féministe.

La gauche ras­sem­blée sous la bannière de la Nouvelle Union populaire éco­lo­gique et sociale (Nupes) pourrait devenir, à la faveur des légis­la­tives, la première force d’opposition au gou­ver­ne­ment. Comment, de votre côté, envisagez-vous la lutte pendant les cinq années à venir ? 

Lors de la pré­si­den­tielle, on a eu le choix entre la supré­ma­tie blanche et le mar­che­pied de la supré­ma­tie blanche : avoir la droite extrême (incarnée par de nouvelles figures, mais avec les mêmes direc­teurs de cabinet et la même ligne politique) au pouvoir au lieu de l’extrême droite va nous permettre de gagner du temps. On va essayer d’obtenir une amé­lio­ra­tion des condi­tions maté­rielles à court terme, c’est pour cela qu’il faut s’inscrire dans la grève, réduire le 

capi­ta­lisme sécu­ri­taire, la péni­bi­li­té au travail… Mais il faut aussi un projet politique révo­lu­tion­naire, pour qu’on ne se perde pas. Avoir un but permet de construire des stra­té­gies poli­tiques et de définir sur quoi on va lutter. La radi­ca­li­sa­tion des consciences poli­tiques est néces­saire pour tendre vers un horizon de libé­ra­tion, de liberté et de justice, et ne pas subir des backlash [retours de bâtons] contre-révolutionnaires ou réac­tion­naires, ou des récu­pé­ra­tions bourgeoises.

Quels outils poli­tiques pour­raient permettre à cet horizon désirable de devenir concret ? 

Il faut rejoindre ou créer des syndicats, s’affilier à des luttes qui existent déjà et aux­quelles on croit. J’avais fait un post sur Instagram pour expliquer comment on pouvait choisir son orga­ni­sa­tion : il faut un sujet qui nous touche même dans les moments de creux. Quand les gens me demandent comment convaincre des gens qui ne sont pas Noirs lorsque l’on est afro­fé­mi­niste, je réponds que ce n’est pas le but d’une orga­ni­sa­tion afro­fé­mi­niste. Il s’agit de radi­ca­li­ser la conscience politique des personnes qui subissent des oppres­sions et des violences, celles qui ne vont pas se démo­bi­li­ser dans la dernière ligne droite, malgré les moments de fatigue ou de pause.

 

« AVEC MACRON, ON A UNE POLITIQUE DE L’OCCUPATION PERPÉTUELLE DU TEMPS LIBRE
PAR LE TRAVAIL
 » 

 

Votre livre Et main­te­nant le pouvoir est à la fois une boîte à outils politique et un manifeste afro­fé­mi­niste. De quand datez-vous l’émergence de ce mouvement qui articule les luttes contre les dis­cri­mi­na­tions sexistes et racistes subies par les femmes noires ? 

C’est difficile de dater pré­ci­sé­ment la naissance de l’afroféminisme, qui n’a pas été concep­tua­li­sé par une seule personne. L’émergence des réseaux sociaux a permis que nos idées indi­vi­duelles s’incarnent dans des grou­pus­cules informels, et les premières orga­ni­sa­tions afro­fé­mi­nistes sont apparues autour de 2012. Être afro­fé­mi­niste, ce n’est pas être une femme noire féministe : certaines femmes noires détestent l’afroféminisme, d’autres sont fémi­nistes mais pas afro­fé­mi­nistes. L’afroféminisme est un posi­tion­ne­ment politique et non une identité raciale ou de genre.

En l’occurrence, les personnes qui ont cofondé des orga­ni­sa­tions afro­fé­mi­nistes mili­taient dans des mou­ve­ments pan­afri­cains, des orga­ni­sa­tions noires, ou encore sur les questions de santé qui touchent les com­mu­nau­tés noires… C’est pour cela qu’on y retrouve une grande ligne inter­na­tio­na­liste. Contrairement à ce qu’on entend souvent, il n’y a pas vraiment eu de mouvement d’autonomisation ou de sépa­ra­tion par rapport aux orga­ni­sa­tions fémi­nistes, mais plutôt des rapports d’opposition, de débat, de collaboration.

Vous dites qu’une politique afro­fé­mi­niste serait une politique du temps libre. De quoi s’agit-il ? 

Emmanuel Macron essaie de nous prendre du temps, même celui de la fin de vie [avec son projet de réforme des retraites]. C’est une politique de l’occupation per­pé­tuelle du temps libre par le travail ; or, quand on est une femme, la sphère domes­tique repré­sente aussi un travail. Il faut penser le temps libre par rapport à la notion de famille, de couple, de travail domes­tique. Qui a droit au temps libre ? Jeunes femmes, on nous demandait souvent si nous n’avions pas quelque chose à faire lorsque nous étions inoc­cu­pées : le dilet­tan­tisme est suspect lorsqu’on est une femme ou une mère. La politique du temps libre passe par la col­lec­ti­vi­sa­tion du temps : pendant ses moments dis­po­nibles, chacun·e prend en charge une activité que d’autres n’ont pas le temps de faire – des résumés de lectures, la garde des enfants, du travail admi­nis­tra­tif. L’idée est de pousser les gens à ne pas investir de temps dans la confron­ta­tion ou la pédagogie avec les oppres­seurs, mais de générer du temps utile pour soi qui permet de réfléchir à sa propre condition, de rêver de nouveaux horizons. Ou de ne rien faire.

📖 ⟶ Et main­te­nant le pouvoir. Un horizon politique afro­fé­mi­niste, Cambourakis, 2022, 128 pages, 15 euros.

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Léa Mormin-Chauvac

Journaliste et autrice, elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Entre la Martinique et l’Hexagone, elle travaille notamment sur les mouvements féministes noirs et postcoloniaux. Voir tous ses articles