Dans cet entre-deux électoral où un gouvernement présenté comme « paritaire » et « équilibré » vient d’être nommé, nous avons souhaité recueillir la parole de Fania Noël. Ancienne militante décoloniale désormais chercheuse à la New School for Social Research à New York, elle a publié en mars Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe, un manifeste qui propose des pistes très concrètes pour une révolution sociale, féministe et antiraciste. Entretien réalisé par Léa Mormin-Chauvac, journaliste et membre du comité éditorial de La Déferlante.
Un nouveau gouvernement vient d’être nommé, avec à sa tête une femme, Élisabeth Borne ; au ministère de l’Éducation nationale, un homme noir, Pap Ndiaye ; à la Culture, une franco-libanaise proche de la gauche, Rima Abdul Malak. Comment avez-vous reçu ces annonces ?
Le gouvernement actuel, au même titre que le précédent, se situe dans la lignée de la politique néolibérale d’Emmanuel Macron qui n’a eu de cesse de créer des ponts avec la droite ethno-nationaliste [nationalisme dans lequel la « nation » est définie en termes d’appartenance ethnique], en effectuant un rebranding « ni de gauche-ni de droite » du racisme et de l’hétéropatriarcat. La manière dont La République en marche communique sur ces nominations ne doit pas nous faire tomber, comme les réactionnaires (qui attaquent par ailleurs ces personnes par racisme et sexisme), dans le réductionnisme identitaire. Je pense que c’est une occasion de mettre en avant les antagonismes idéologiques, de classe et de vision de monde, qui existent entre des personnes qui partagent la même identité raciale et qui développent parfois des analyses qui semblent proches a priori, comme c’est le cas par exemple entre Pap Ndiaye et moi-même en tant que militante afro-féministe.
La gauche rassemblée sous la bannière de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) pourrait devenir, à la faveur des législatives, la première force d’opposition au gouvernement. Comment, de votre côté, envisagez-vous la lutte pendant les cinq années à venir ?
Lors de la présidentielle, on a eu le choix entre la suprématie blanche et le marchepied de la suprématie blanche : avoir la droite extrême (incarnée par de nouvelles figures, mais avec les mêmes directeurs de cabinet et la même ligne politique) au pouvoir au lieu de l’extrême droite va nous permettre de gagner du temps. On va essayer d’obtenir une amélioration des conditions matérielles à court terme, c’est pour cela qu’il faut s’inscrire dans la grève, réduire le
capitalisme sécuritaire, la pénibilité au travail… Mais il faut aussi un projet politique révolutionnaire, pour qu’on ne se perde pas. Avoir un but permet de construire des stratégies politiques et de définir sur quoi on va lutter. La radicalisation des consciences politiques est nécessaire pour tendre vers un horizon de libération, de liberté et de justice, et ne pas subir des backlash [retours de bâtons] contre-révolutionnaires ou réactionnaires, ou des récupérations bourgeoises.
Quels outils politiques pourraient permettre à cet horizon désirable de devenir concret ?
Il faut rejoindre ou créer des syndicats, s’affilier à des luttes qui existent déjà et auxquelles on croit. J’avais fait un post sur Instagram pour expliquer comment on pouvait choisir son organisation : il faut un sujet qui nous touche même dans les moments de creux. Quand les gens me demandent comment convaincre des gens qui ne sont pas Noirs lorsque l’on est afroféministe, je réponds que ce n’est pas le but d’une organisation afroféministe. Il s’agit de radicaliser la conscience politique des personnes qui subissent des oppressions et des violences, celles qui ne vont pas se démobiliser dans la dernière ligne droite, malgré les moments de fatigue ou de pause.
« AVEC MACRON, ON A UNE POLITIQUE DE L’OCCUPATION PERPÉTUELLE DU TEMPS LIBRE
PAR LE TRAVAIL »
Votre livre Et maintenant le pouvoir est à la fois une boîte à outils politique et un manifeste afroféministe. De quand datez-vous l’émergence de ce mouvement qui articule les luttes contre les discriminations sexistes et racistes subies par les femmes noires ?
C’est difficile de dater précisément la naissance de l’afroféminisme, qui n’a pas été conceptualisé par une seule personne. L’émergence des réseaux sociaux a permis que nos idées individuelles s’incarnent dans des groupuscules informels, et les premières organisations afroféministes sont apparues autour de 2012. Être afroféministe, ce n’est pas être une femme noire féministe : certaines femmes noires détestent l’afroféminisme, d’autres sont féministes mais pas afroféministes. L’afroféminisme est un positionnement politique et non une identité raciale ou de genre.
En l’occurrence, les personnes qui ont cofondé des organisations afroféministes militaient dans des mouvements panafricains, des organisations noires, ou encore sur les questions de santé qui touchent les communautés noires… C’est pour cela qu’on y retrouve une grande ligne internationaliste. Contrairement à ce qu’on entend souvent, il n’y a pas vraiment eu de mouvement d’autonomisation ou de séparation par rapport aux organisations féministes, mais plutôt des rapports d’opposition, de débat, de collaboration.
Vous dites qu’une politique afroféministe serait une politique du temps libre. De quoi s’agit-il ?
Emmanuel Macron essaie de nous prendre du temps, même celui de la fin de vie [avec son projet de réforme des retraites]. C’est une politique de l’occupation perpétuelle du temps libre par le travail ; or, quand on est une femme, la sphère domestique représente aussi un travail. Il faut penser le temps libre par rapport à la notion de famille, de couple, de travail domestique. Qui a droit au temps libre ? Jeunes femmes, on nous demandait souvent si nous n’avions pas quelque chose à faire lorsque nous étions inoccupées : le dilettantisme est suspect lorsqu’on est une femme ou une mère. La politique du temps libre passe par la collectivisation du temps : pendant ses moments disponibles, chacun·e prend en charge une activité que d’autres n’ont pas le temps de faire – des résumés de lectures, la garde des enfants, du travail administratif. L’idée est de pousser les gens à ne pas investir de temps dans la confrontation ou la pédagogie avec les oppresseurs, mais de générer du temps utile pour soi qui permet de réfléchir à sa propre condition, de rêver de nouveaux horizons. Ou de ne rien faire.
📖 ⟶ Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe, Cambourakis, 2022, 128 pages, 15 euros.
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