Mort de Nahel : « Les masculinités non blanches sont toujours chosifiées »

Nahel, 17 ans, mort le 27 juin 2023, est le quinzième jeune homme en France à tomber sous les balles d’un policier depuis 18 mois. La plupart d’entre eux étaient noirs, arabes et issus de quartiers popu­laires. Dans cette interview, Mame-Fatou Niang, direc­trice du Centre d’études afro-européennes de l’université Carnegie-Mellon de Pittsburgh (États-Unis) revient sur ce drame. Elle analyse comment les préjugés fondés sur la race et le genre qui perdurent depuis des siècles génèrent aujourd’­hui racisme sys­té­mique et violences policières.
Publié le 7 juillet 2023
Mame-Fatou Niang est direc­trice du Centre d’études afro-européennes de la Carnegie Mellon University, à Pittsburg (États-Unis). Crédit Photo : Carnegie Mellon University.

La mort de Nahel est-elle réel­le­ment « inex­pli­cable », comme l’a affirmé le président de la République ?

Comme l’écrasante majorité des victimes de violences poli­cières, Nahel était un garçon non blanc habitant un quartier populaire. Il avait 17 ans et un visage d’enfant, mais il a été perçu comme un « homme arabe », c’est-à-dire quelqu’un de tuable. Après avoir été fétichisé, y compris sexuel­le­ment, l’homme arabe est aujourd’hui regardé, à travers le prisme français de la supré­ma­tie blanche, comme par­ti­cu­liè­re­ment dangereux et agressif. Et cet ima­gi­naire raciste le trans­forme en menace.
Voler une pomme, sonner chez le voisin et partir en courant ou conduire une voiture à 17 ans expose les enfants noirs ou arabes à une poten­tielle mise à mort par la police : ils n’ont pas le droit de faire des bêtises d’enfants. Cette dés­in­fan­ti­li­sa­tion s’observe aussi dans les condam­na­tions judi­ciaires : pour un paquet de Kleenex ou une canette volés dans un magasin saccagé, des ado­les­cents noirs ou arabes sont condamnés à des peines de prison ferme. Beaucoup sont très jeunes.Et pourtant Emmanuel Macron les désigne comme des enfants, puisqu’il explique que les révoltes sont la faute des parents qui ne sauraient pas les éduquer…

C’est pratique pour nier le caractère politique de la colère qui explose. Mais c’est aussi un biais raciste par­ti­cu­lier : la dés­in­fan­ti­li­sa­tion des jeunes s’accompagne d’une infan­ti­li­sa­tion des adultes non blancs qui sont, comme au temps des colonies, consi­dé­rés comme de grands enfants qu’il faudrait éduquer.

Les jugements de valeur sur l’attitude de la mère de Nahel lors de la marche blanche l’illustrent bien : cette femme était en larmes pendant presque toute la durée de la marche blanche du 29 juin dernier, mais ce sont les quelques fois où elle relève la tête, portée par ce moment collectif très intense, qui sont com­men­tées. Supposer que cette femme ne pleure pas son enfant est une autre façon de dire qu’on avait le droit de le tuer, qu’il n’est pas vraiment un enfant et, elle, pas vraiment une mère. Je n’ai pas l’habitude d’utiliser ce mot à tout bout de champ, mais là je le dis : c’est extrê­me­ment violent.

Comment expliquer que ce sont des corps masculins qui, en immense majorité, meurent sous les balles de la police ?
 
Le genre et la race se construisent de manière indis­so­ciables à partir d’une bascule qui survient à la fin du XVe siècle. Pour mettre la main sur des terres loin­taines et ce qu’elles contiennent, l’Occident invente le concept de « race » et décrète la non-humanité des humains ren­con­trés en Amérique et en Afrique. En France, l’esclavage se combine dif­fi­ci­le­ment avec les valeurs de liberté et d’humanisme du moment. L’invention de la race va ratio­na­li­ser le vol des terres ou le fait de réduire un autre homme en esclavage. Dans le Code Noir (1685) le Noir est un bien meuble. L’homme blanc est tout en haut, le Noir tout en bas : c’est la base de la supré­ma­tie blanche sur laquelle se fonde le capi­ta­lisme.
La mas­cu­li­ni­té blanche est définie comme conqué­rante des corps féminins en Europe comme des corps non blancs des terres colo­niales. Ainsi la lit­té­ra­ture, l’art, mais aussi les textes de loi vont pro­gres­si­ve­ment façonner dif­fé­rents types de mas­cu­li­ni­té et de féminité.

Les mas­cu­li­ni­tés non blanches sont repré­sen­tées selon un spectre allant de l’homme pro­fon­dé­ment bête à la brute animale, en passant par le corps érotisé, en par­ti­cu­lier dans le cas des hommes arabes et asia­tiques. Mais elles sont toujours cho­si­fiées, comme le rappelle le viol de Théo Luhaka en 2017 à Aulnay-sous-Bois [les pour­suites pour viol ont été écartées – ndlr].


« La violence raciste efface les corps des hommes tandis qu’elle épuise les femmes au quotidien. »


Ces violences façonnent les mas­cu­li­ni­tés mino­ri­sées aussi bien que la mas­cu­li­ni­té blanche qui, pour continuer à dominer, doit briser les corps d’autres hommes. Notamment lorsque ces « choses » se mettent debout, refusant d’être arbi­trai­re­ment contrô­lées ou arrêtées. Et parce qu’on ne peut pas justifier qu’un homme, encore moins un gamin, soit tué parce qu’il refuse d’être nié dans son humanité, on l’érige en menace. Comme un système immu­ni­taire qui libé­re­rait ses globules blancs pour lutter contre une maladie, on prétend que la violence raciste contre les hommes non blancs est un acte d’autodéfense, bénéfique également aux femmes noires ou arabes qui devraient, elles aussi, être protégées de ces hommes.

Justement, comment se manifeste ce type de racisme à l’égard des femmes des quartiers popu­laires ?

Je voudrais répondre par­ti­cu­liè­re­ment sur la dia­bo­li­sa­tion des femmes qui portent le foulard : on a dit quelles devaient être sauvées de la domi­na­tion violente de leurs pères, frères et maris. Un certain féminisme et les poli­tiques de la ville ont été mobi­li­sées pour ratio­na­li­ser un discours qui nétait pas dirigé contre la domi­na­tion masculine mais spé­ci­fi­que­ment contre les hommes des quartiers popu­laires. On a racialisé l’islam à partir d’un discours genré quon a utilisé pour justifier des poli­tiques publiques durbanisme sappa­ren­tant à une recon­quête des espaces dominés par les hommes.

La violence raciste efface phy­si­que­ment les corps des hommes en même temps quelle épuise les filles, femmes et mères, elles aussi confron­tées quo­ti­dien­ne­ment au racisme qui structure la société. Cette structure émascule ou invi­si­bi­lise les hommes afin de s’adresser direc­te­ment aux mères. Nous les femmes racisées ne sommes pas dupes. Nous avons nos problèmes avec nos frères, nos pères, et nous sommes aux prises avec la dureté de nos milieux d’origine, mais nos éman­ci­pa­tions ne se feront pas au prix de leur déclassement.

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