La mort de Nahel est-elle réellement « inexplicable », comme l’a affirmé le président de la République ?
Voler une pomme, sonner chez le voisin et partir en courant ou conduire une voiture à 17 ans expose les enfants noirs ou arabes à une potentielle mise à mort par la police : ils n’ont pas le droit de faire des bêtises d’enfants. Cette désinfantilisation s’observe aussi dans les condamnations judiciaires : pour un paquet de Kleenex ou une canette volés dans un magasin saccagé, des adolescents noirs ou arabes sont condamnés à des peines de prison ferme. Beaucoup sont très jeunes.
Et pourtant Emmanuel Macron les désigne comme des enfants, puisqu’il explique que les révoltes sont la faute des parents qui ne sauraient pas les éduquer…C’est pratique pour nier le caractère politique de la colère qui explose. Mais c’est aussi un biais raciste particulier : la désinfantilisation des jeunes s’accompagne d’une infantilisation des adultes non blancs qui sont, comme au temps des colonies, considérés comme de grands enfants qu’il faudrait éduquer.
Les jugements de valeur sur l’attitude de la mère de Nahel lors de la marche blanche l’illustrent bien : cette femme était en larmes pendant presque toute la durée de la marche blanche du 29 juin dernier, mais ce sont les quelques fois où elle relève la tête, portée par ce moment collectif très intense, qui sont commentées. Supposer que cette femme ne pleure pas son enfant est une autre façon de dire qu’on avait le droit de le tuer, qu’il n’est pas vraiment un enfant et, elle, pas vraiment une mère. Je n’ai pas l’habitude d’utiliser ce mot à tout bout de champ, mais là je le dis : c’est extrêmement violent.
Comment expliquer que ce sont des corps masculins qui, en immense majorité, meurent sous les balles de la police ?
Le genre et la race se construisent de manière indissociables à partir d’une bascule qui survient à la fin du XVe siècle. Pour mettre la main sur des terres lointaines et ce qu’elles contiennent, l’Occident invente le concept de « race » et décrète la non-humanité des humains rencontrés en Amérique et en Afrique. En France, l’esclavage se combine difficilement avec les valeurs de liberté et d’humanisme du moment. L’invention de la race va rationaliser le vol des terres ou le fait de réduire un autre homme en esclavage. Dans le Code Noir (1685) le Noir est un bien meuble. L’homme blanc est tout en haut, le Noir tout en bas : c’est la base de la suprématie blanche sur laquelle se fonde le capitalisme.
La masculinité blanche est définie comme conquérante des corps féminins en Europe comme des corps non blancs des terres coloniales. Ainsi la littérature, l’art, mais aussi les textes de loi vont progressivement façonner différents types de masculinité et de féminité.
Les masculinités non blanches sont représentées selon un spectre allant de l’homme profondément bête à la brute animale, en passant par le corps érotisé, en particulier dans le cas des hommes arabes et asiatiques. Mais elles sont toujours chosifiées, comme le rappelle le viol de Théo Luhaka en 2017 à Aulnay-sous-Bois [les poursuites pour viol ont été écartées – ndlr].
« La violence raciste efface les corps des hommes tandis qu’elle épuise les femmes au quotidien. »
Ces violences façonnent les masculinités minorisées aussi bien que la masculinité blanche qui, pour continuer à dominer, doit briser les corps d’autres hommes. Notamment lorsque ces « choses » se mettent debout, refusant d’être arbitrairement contrôlées ou arrêtées. Et parce qu’on ne peut pas justifier qu’un homme, encore moins un gamin, soit tué parce qu’il refuse d’être nié dans son humanité, on l’érige en menace. Comme un système immunitaire qui libérerait ses globules blancs pour lutter contre une maladie, on prétend que la violence raciste contre les hommes non blancs est un acte d’autodéfense, bénéfique également aux femmes noires ou arabes qui devraient, elles aussi, être protégées de ces hommes.
Justement, comment se manifeste ce type de racisme à l’égard des femmes des quartiers populaires ?
Je voudrais répondre particulièrement sur la diabolisation des femmes qui portent le foulard : on a dit qu’elles devaient être sauvées de la domination violente de leurs pères, frères et maris. Un certain féminisme et les politiques de la ville ont été mobilisées pour rationaliser un discours qui n’était pas dirigé contre la domination masculine mais spécifiquement contre les hommes des quartiers populaires. On a racialisé l’islam à partir d’un discours genré qu’on a utilisé pour justifier des politiques publiques d’urbanisme s’apparentant à une reconquête des espaces dominés par les hommes.
La violence raciste efface physiquement les corps des hommes en même temps qu’elle épuise les filles, femmes et mères, elles aussi confrontées quotidiennement au racisme qui structure la société. Cette structure émascule ou invisibilise les hommes afin de s’adresser directement aux mères. Nous les femmes racisées ne sommes pas dupes. Nous avons nos problèmes avec nos frères, nos pères, et nous sommes aux prises avec la dureté de nos milieux d’origine, mais nos émancipations ne se feront pas au prix de leur déclassement.
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