No Anger : La fée Bleue et moi

Comme beaucoup de petites filles, No Anger a été abreuvée de repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées issues de l’univers des dessins animés. Parmi elles, celle de la fée Bleue de Pinocchio, archétype d’une féminité douce et bien­veillante, l’a longtemps poursuivie.

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Publié le 12 avril 2023
Chronique « La fée Bleue et moi » signée No Anger - La Déferlante 10 « Danser »
Chronique signée No Anger « La fée Bleue et moi »

La fée Bleue : mon premier amour. Petite, elle me fascinait. Que de fois ai-je regardé Pinocchio, le long métrage de Disney, rien que pour la voir donner vie au pantin de bois et le sauver ensuite des griffes d’un méchant marionnettiste.

Étais-je amoureuse d’elle ? Voulais-je être elle ? Peut-être les deux à la fois. J’admirais cette blonde aux ailes de papillon. J’enviais sa robe d’un bleu scin­tillant, sa baguette magique, sa voix douce, sa gestuelle gracieuse, sa mise en plis parfaite, sa démarche légère, son autorité toute maternelle.

Quand j’étais enfant, les atours de la féminité avaient pour moi quelque chose d’attirant. J’espérais confu­sé­ment que mon corps handicapé serait mieux considéré si j’arrivais à façonner ma gestuelle et ma voix sur le modèle de la fée Bleue. Si je parvenais à composer le même rôle qu’elle, jamais je ne serais enfermée en ins­ti­tu­tion, j’annulerais le destin auquel les logiques vali­dis­te¹ et hété­ro­pa­triar­cales me condamnaient.

Mais la fée Bleue, ça n’était pas moi, ça ne pouvait pas être moi. Cela ne s’enracinait pas dans une quel­conque inca­pa­ci­té de mon corps, mais, tout sim­ple­ment, dans l’imaginaire dominant : la fée Bleue – comme tous les autres modèles de féminité – devait être une femme valide ; et les femmes handies ne pouvaient être des fées Bleues. À tout prix, l’ordre hété­ro­va­li­diste entend préserver le charme et la magie de cette féminité parfaite ; et si la fée Bleue avait été han­di­ca­pée, il est à craindre qu’on lui aurait retiré tous ses pouvoirs.

Un désir de perfection

Vers 14 ans, à la suite de mon coming-out lesbien, je n’ai plus eu envie de res­sem­bler à la fée Bleue. Sa grâce, sa voix, sa coiffure me parais­saient alors des acces­soires dis­pen­sables. Dix ans plus tard, au moment de mon virage queer, j’ai cette fois compris que la fée Bleue était une femme cisgenre et hété­ro­sexuelle dont la seule utilité dans le scénario était de mettre sa magie au service d’un vieux mâle blanc, Gepetto, pour satis­faire son désir d’être père – et donc de trans­mettre son patrimoine.

Pourtant, même après mon entrée en féminisme, même après avoir foulé les ter­ri­toires du les­bia­nisme politique, l’appel de la fée Bleue résonnait encore en moi. Puisque je n’étais pas hétéro, puisque je n’avais pas réussi à lui res­sem­bler phy­si­que­ment, puisque je n’en avais plus envie, je devais réussir à être une fée Bleue dans mes relations amou­reuses. Au moins, performer cette féminité parfaite dans le couple. Au moins, ne pas échouer à ça, ne pas échouer à préserver cet îlot de per­fec­tion, ce semblant de normalité, pour (me) donner l’impression que mon corps handicapé pouvait tout de même être utile à quelque chose, que ce corps assigné femme n’était pas tota­le­ment à mettre au rebut.

Je soignais ainsi les blessures nar­cis­siques qui m’étaient infligées par le validisme : alors qu’on voyait en mon corps un constant objet de care² pesant sur la vie d’aidante·s fatigué·es, j’ai été à l’écoute, j’ai encouragé, j’ai récon­for­té. Alors que personne n’imaginait mon corps capable de fonder un foyer, alors que l’on attend trop souvent qu’un corps bas de gamme engendre une vie bas de gamme, je voulais fonder une famille. J’ai aimé jouer à la fée-infirmière, j’ai aimé me projeter dans le rôle de fée du logis, de fée maternelle.

C’était un désir presque incons­cient, dissimulé dans la certitude que la cis-hétéronormativité n’avait plus aucune prise sur moi, gouine féministe. Mais ce désir était tout de même là. C’était une urgence, un besoin qui me taraudait, car la pers­pec­tive de créer mon foyer arguait en faveur de mon utilité sociale, éloignant pour toujours cette même hypothèse ter­ri­fiante d’un futur en ins­ti­tu­tion. En res­sem­blant à la fée Bleue, je croyais me sauver.

Désapprendre mes réflexes de fée

Mais au lieu de ça, la fée Bleue m’a joué un vilain tour. Piégée dans la toile complexe des injonc­tions hété­ro­nor­ma­tives et vali­distes, j’ai connu une relation violente pendant un certain temps. Je ne pouvais rompre, parce que l’infirmière parfaite n’abandonne jamais ceux qu’elle soigne, parce que ça aurait été saboter une des rares chances – et peut-être la seule – qui m’était donnée de faire couple. Alors, tant pis pour l’amour, tant que je pouvais res­sem­bler au moins une fois à la fée Bleue. Elle seule peut se permettre d’être exigeante. Moi pas !

J’ai senti en mon corps à quel point cette narration pouvait s’avérer dan­ge­reuse, lorsqu’elle pousse à se sacrifier jusqu’à s’oublier. Il est donc devenu urgent de désap­prendre mes réflexes de fée. Un lent décro­chage s’est opéré en moi. Peu à peu, j’ai trouvé reposant de ne plus par­ti­ci­per à la course à la séduction, de ne plus avoir envie de faire couple, de ne plus avoir peur des 50-ans-sans-enfants. Le célibat ne m’a plus paru ce manque à combler, cet état tran­si­toire qu’on doit abso­lu­ment faire passer. Je n’ai plus patho­lo­gi­sé ni psy­cho­lo­gi­sé ma flemme d’écumer Tinder ou OkCupid. Mais j’ai surtout commencé à ressentir, de façon intense et profonde, qu’il y avait mille façons de fonder un foyer et que, pour cela, il n’était pas forcément néces­saire d’être une fée. 

Cette chronique de No Anger est la première d’une série de quatre.


  1. Le validisme est un système d’oppressions qui infé­rio­rise les personnes han­di­ca­pées, consi­dé­rant les personnes valides comme la norme sociale.
  2. L’éthique du care désigne, de manière globale, le souci et le soin accordés aux autres.
Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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