La fée Bleue : mon premier amour. Petite, elle me fascinait. Que de fois ai-je regardé Pinocchio, le long métrage de Disney, rien que pour la voir donner vie au pantin de bois et le sauver ensuite des griffes d’un méchant marionnettiste.
Quand j’étais enfant, les atours de la féminité avaient pour moi quelque chose d’attirant. J’espérais confusément que mon corps handicapé serait mieux considéré si j’arrivais à façonner ma gestuelle et ma voix sur le modèle de la fée Bleue. Si je parvenais à composer le même rôle qu’elle, jamais je ne serais enfermée en institution, j’annulerais le destin auquel les logiques validiste¹ et hétéropatriarcales me condamnaient.
Mais la fée Bleue, ça n’était pas moi, ça ne pouvait pas être moi. Cela ne s’enracinait pas dans une quelconque incapacité de mon corps, mais, tout simplement, dans l’imaginaire dominant : la fée Bleue – comme tous les autres modèles de féminité – devait être une femme valide ; et les femmes handies ne pouvaient être des fées Bleues. À tout prix, l’ordre hétérovalidiste entend préserver le charme et la magie de cette féminité parfaite ; et si la fée Bleue avait été handicapée, il est à craindre qu’on lui aurait retiré tous ses pouvoirs.
Un désir de perfection
Vers 14 ans, à la suite de mon coming-out lesbien, je n’ai plus eu envie de ressembler à la fée Bleue. Sa grâce, sa voix, sa coiffure me paraissaient alors des accessoires dispensables. Dix ans plus tard, au moment de mon virage queer, j’ai cette fois compris que la fée Bleue était une femme cisgenre et hétérosexuelle dont la seule utilité dans le scénario était de mettre sa magie au service d’un vieux mâle blanc, Gepetto, pour satisfaire son désir d’être père – et donc de transmettre son patrimoine.
Pourtant, même après mon entrée en féminisme, même après avoir foulé les territoires du lesbianisme politique, l’appel de la fée Bleue résonnait encore en moi. Puisque je n’étais pas hétéro, puisque je n’avais pas réussi à lui ressembler physiquement, puisque je n’en avais plus envie, je devais réussir à être une fée Bleue dans mes relations amoureuses. Au moins, performer cette féminité parfaite dans le couple. Au moins, ne pas échouer à ça, ne pas échouer à préserver cet îlot de perfection, ce semblant de normalité, pour (me) donner l’impression que mon corps handicapé pouvait tout de même être utile à quelque chose, que ce corps assigné femme n’était pas totalement à mettre au rebut.
Je soignais ainsi les blessures narcissiques qui m’étaient infligées par le validisme : alors qu’on voyait en mon corps un constant objet de care² pesant sur la vie d’aidante·s fatigué·es, j’ai été à l’écoute, j’ai encouragé, j’ai réconforté. Alors que personne n’imaginait mon corps capable de fonder un foyer, alors que l’on attend trop souvent qu’un corps bas de gamme engendre une vie bas de gamme, je voulais fonder une famille. J’ai aimé jouer à la fée-infirmière, j’ai aimé me projeter dans le rôle de fée du logis, de fée maternelle.
C’était un désir presque inconscient, dissimulé dans la certitude que la cis-hétéronormativité n’avait plus aucune prise sur moi, gouine féministe. Mais ce désir était tout de même là. C’était une urgence, un besoin qui me taraudait, car la perspective de créer mon foyer arguait en faveur de mon utilité sociale, éloignant pour toujours cette même hypothèse terrifiante d’un futur en institution. En ressemblant à la fée Bleue, je croyais me sauver.
Désapprendre mes réflexes de fée
Mais au lieu de ça, la fée Bleue m’a joué un vilain tour. Piégée dans la toile complexe des injonctions hétéronormatives et validistes, j’ai connu une relation violente pendant un certain temps. Je ne pouvais rompre, parce que l’infirmière parfaite n’abandonne jamais ceux qu’elle soigne, parce que ça aurait été saboter une des rares chances – et peut-être la seule – qui m’était donnée de faire couple. Alors, tant pis pour l’amour, tant que je pouvais ressembler au moins une fois à la fée Bleue. Elle seule peut se permettre d’être exigeante. Moi pas !
J’ai senti en mon corps à quel point cette narration pouvait s’avérer dangereuse, lorsqu’elle pousse à se sacrifier jusqu’à s’oublier. Il est donc devenu urgent de désapprendre mes réflexes de fée. Un lent décrochage s’est opéré en moi. Peu à peu, j’ai trouvé reposant de ne plus participer à la course à la séduction, de ne plus avoir envie de faire couple, de ne plus avoir peur des 50-ans-sans-enfants. Le célibat ne m’a plus paru ce manque à combler, cet état transitoire qu’on doit absolument faire passer. Je n’ai plus pathologisé ni psychologisé ma flemme d’écumer Tinder ou OkCupid. Mais j’ai surtout commencé à ressentir, de façon intense et profonde, qu’il y avait mille façons de fonder un foyer et que, pour cela, il n’était pas forcément nécessaire d’être une fée. •
Cette chronique de No Anger est la première d’une série de quatre.
- Le validisme est un système d’oppressions qui infériorise les personnes handicapées, considérant les personnes valides comme la norme sociale.
- L’éthique du care désigne, de manière globale, le souci et le soin accordés aux autres.