Pourquoi le procès Le Scouarnec a‑t-il si peu intéressé les médias ?

Mercredi 28 mai, la cour cri­mi­nelle du Morbihan a condamné Joël Le Scouarnec, un chi­rur­gien de 74 ans, à vingt ans de réclusion — dont deux tiers de peine de sûreté — pour des viols et des agres­sions sexuelles commises sur 299 personnes, majo­ri­tai­re­ment des enfants, entre 1989 et 2014. Ce procès hors normes n’a pourtant pas connu le reten­tis­se­ment de celui des violeurs de Mazan quelques mois plus tôt. Analyse.
Publié le 28/05/2025

Avant l’annonce du verdict, le 28 mai 2025, des victimes de Joël Le Scouarnec mani­fes­taient devant le palais de justice contre le « silence politique » ayant entouré le procès. Crédit photo : Louise Quignon.

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« Nous voulions que la presse s’approprie notre vécu, on a le sentiment qu’il a été effacé. » Gabriel Trouvé, membre du collectif de victimes de Joël Le Scouarnec, 

est amer quant à la média­ti­sa­tion du procès qui s’est tenu du 24 février au 28 mai 2025 devant la cour cri­mi­nelle du Morbihan. « Les quinze premiers jours, la salle d’audience était remplie de jour­na­listes, note-t-il, et on a observé un regain d’intérêt sur la fin. Mais entre les deux, on a eu l’impression que la presse étrangère s’intéressait plus à l’affaire que la presse française. »

Comme le procès des viols de Mazan, qui s’est tenu à l’automne 2024 à Avignon, celui de Joël Le Scouarnec ne peut être évoqué sans égrener des chiffres effrayants : 299 victimes iden­ti­fiées – la plupart mineures –, un accusé poursuivi pour les 111 viols et 188 agres­sions sexuelles commises sur une période de vingt-cinq ans, des faits inté­gra­le­ment consignés dans des « carnets noirs » versés au dossier d’instruction… Pourtant, dans les médias comme sur les réseaux sociaux, la cou­ver­ture des audiences n’a pas été pro­por­tion­nelle aux enjeux. Le site Arrêt sur images rappelle ainsi que la salle de presse du palais de justice de Vannes, aménagée en prévision d’un afflux de jour­na­listes, a été fermée au bout de quelques jours. Dans le même temps, les chaînes d’information en continu ont peu, voire pas couvert le procès : « un silence assour­dis­sant », selon les mots des victimes cités par le magazine Elle.

Logique d’incarnation

Juliette Campion, jour­na­liste pour Franceinfo.fr, a couvert les deux procès et avance une expli­ca­tion : « Les faits de Mazan étaient beaucoup plus ramassés [dans le temps et sur le ter­ri­toire], spec­ta­cu­laires et faciles à suivre pour le public. » Par ailleurs, « il n’y avait qu’une seule victime face à 51 accusés très iden­ti­fiés », tandis que devant la cour cri­mi­nelle de Vannes se pré­sen­taient « un homme terne, qui parle peu » et de très nom­breuses victimes et avocat·es. Résultat : dans un monde média­tique qui « a besoin de per­son­na­li­ser », les victimes de Joël Le Scouarnec « sont restées une foule », regrette Hugo Lemonnier, jour­na­liste indé­pen­dant qui a suivi l’affaire pour Mediapart. « Pourtant, l’immense majorité d’entre elles avaient fait le choix d’audiences publiques, souligne-t-il, et certain·es étaient prêt·es à parler à la presse. Mais pas toujours dans l’immédiat, et pas pour tout raconter. Il aurait fallu accepter ces conditions. »

Giuseppina Sapio, maîtresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’université Paris 8 s’intéresse à la « média­gé­nie » des procès pour violences sexuelles. « Les victimes de Le Scouarnec, analyse-t-elle, étaient des enfants, dont la parole est remise en cause dans notre société. Ils et elles sont de surcroît devenu·es adultes, ce qui empêche les médias de puiser dans le registre empa­thique habituel. » À l’inverse, selon elle, « la forte média­ti­sa­tion de Mazan était d’abord due à la figure de Gisèle Pelicot, qui se présente avec les condi­tions de la res­pec­ta­bi­li­té – une femme blanche, de classe supé­rieure, qui incarne aussi une forme de “féminisme à la française” ». La cher­cheuse rappelle également que les violences exercées par les médecins sont peu souvent traitées par les médias, plus familiers de celles qui s’exercent dans la sphère domestique.

Un procès « trop grand ? »

Juliette Campion tient malgré tout à rendre hommage au travail de la presse locale et au fait que de nom­breuses rédac­tions natio­nales se sont régu­liè­re­ment déplacées. « Il ne faut pas non plus oublier nos condi­tions de travail, indique-t-elle. Ce genre de procès est très lourd à suivre, et, à Franceinfo.fr, nous ne sommes que trois jour­na­listes et une alter­nante à suivre la justice, donc notre mobi­li­sa­tion est déjà très impor­tante sur cette affaire. » Hugo Lemonnier salue également le « choix très fort » de Mediapart de l’avoir embauché en tant qu’indépendant pour suivre la quasi-totalité de ce procès-fleuve. « Mais en réalité, on devrait être six ou sept par rédaction pour bien faire le travail. Ce procès est peut-être trop grand pour les médias tels qu’ils sont organisés aujourd’hui. »


« La forte média­ti­sa­tion de Mazan était d’abord due à la figure de Gisèle Pelicot : une femme blanche, de classe supérieure »

Giuseppina Sapio, pro­fes­seure à Paris 8

L’absence de réactions des ins­ti­tu­tions, notamment médicales, et de la classe politique n’a pas non plus joué en faveur de la média­ti­sa­tion du procès. « Nous sommes contre la concur­rence vic­ti­maire, insiste Gabriel Trouvé du collectif de victimes de Joël Le Scouarnec, mais on constate que l’affaire Bétharram a focalisé l’attention. C’est regret­table que l’information soit produite en silo, sans analyse sys­té­mique ni liens entre les affaires, alors qu’on parle ici des mêmes choses : les violences patriar­cales, la pédocriminalité. »

Juliette Campion estime qu’il est important de sortir de la logique « des comptes rendus d’audience qui s’empilent » pour « écrire sur les autres enjeux : l’omerta, l’inceste, les failles de l’institution médicale… » Un travail de fond qui n’est pas fait non plus par les res­pon­sables poli­tiques, selon Hugo Lemonnier : « L’affaire est publique depuis 2019. Quand le procès s’ouvre six ans plus tard, on n’a pas eu une com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire, pas un rapport du ministère de la Santé… Les ins­ti­tu­tions attendent que les victimes renoncent à l’anonymat et aillent au combat pour réagir, et les médias repro­duisent cette logique. C’est donc sur les seules épaules des victimes qu’on fait reposer le chan­ge­ment social. »

💡Pour aller plus loin :

Hugo Lemonnier, Piégés. Dans le « journal intime » du Dr Le Scouarnec, Nouveau Monde Éditions, 2025.

Coline Clavaud-Mégevand

Journaliste indépendante et militante féministe spécialisée dans les questions d’identités et la pop culture, elle travaille sur des enquêtes dans l’industrie du divertissement dont deux enquêtes sur le mouvement #MeTooStandUp sur Mediapart. Pour La Déferlante, elle brosse le portrait de Belkis Ayón. Voir tous ses articles

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