« Thug & moi » de Seynabou Sonko :

Parfois, les rêves sont aussi troubles que l’eau d’un aquarium. Pour meubler sa solitude, l’héroïne de Thug & moi décide d’accueillir un poulpe chez elle, pressée d’assister à ce phénomène dont son amie Kadiatou lui a parlé : les poulpes chan­ge­raient de couleur lorsqu’ils rêvent. Mais loin de procurer l’apaisement, l’arrivée de l’étrange animal va tout faire basculer…
Publié le 17/10/2023
Illustration de Nygel Panasco pour la fiction « Thug & moi » signée Seynabou Sonko - La Déferlante 12
Nygel Panasco pour La Déferlante 

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°12 Rêver, paru en novembre 2023. Consultez le sommaire.

I.

Summer Walker, la chanteuse d’Atlanta, m’a tout bêtement facilité la tâche, à dire dans le plus grand des calmes et d’une voix suave et sensuelle ce que je m’évertuais à penser tout bas… I just need some dick, I just need some love, Tired of fucking with these lame niggas baby, I just need a thug…(1)

Voilà où j’en étais cet été-là, Paris et ses loques humaines avachies par le soleil cuisant d’août, et toutes mes gadjis ayant déserté la capitale que j’avais mises fort en sourdine sur Instagram tellement leurs stories en maillot de bain sur la plage me nar­guaient. Alors je m’occupais comme je pouvais, en galé­rienne assumée, promenant mes jambes lourdes jusqu’à la seule amie sus­cep­tible de trouver un remède à mon mal-être.

Kadiatou tra­vaillait dans une ani­ma­le­rie à quelques rues de chez moi. J’étais allée la voir dans l’idée de lui louer un chien, pour me tenir compagnie, le temps d’un été, tu connais, je te le rends dès qu’elles seront rentrées de Marseille.

Ce à quoi elle a répondu, non sans me ricaner à la gueule, qu’elle avait beaucoup mieux qu’un chien pour me tenir compagnie, avant de m’inviter à la suivre vers la partie de l’animalerie dédiée aux espèces aquatiques.

Kadiatou, depuis le temps qu’on était amies, je savais qu’elle avait la fâcheuse habitude de tout prendre au second degré, mais c’est d’un air grave que je ne lui connais­sais pas qu’elle a dit :
— Voilà ce qu’il te faut !

À travers la vitre d’un aquarium, ce qui semblait être un poulpe remuait ses ten­ta­cules dans tous les sens. Il n’était pas seul, un autre inver­té­bré que j’avais au premier abord pris pour une algue dansait au rythme de l’eau. J’ai toujours aimé ça, le poulpe, accom­pa­gné d’une salade et d’une traînée de paprika, c’était un délice, mais en avoir un vivant à la maison était com­plè­te­ment surréaliste.
Honestly I’m tryna stay focus…(2)

Kadiatou, en bonne vendeuse de poulpes, m’avait vanté les mérites de l’animal, mais parmi toutes, je n’avais retenu qu’une seule infor­ma­tion. Un phénomène qu’elle passait le plus clair de son temps à attendre. Quand il survenait alors qu’elle était occupée à conseiller un client, je l’imaginais couper court et dévier l’attention de ceux qui étaient pro­ba­ble­ment venus acheter un poisson rouge ou un des nombreux petits chatons trop mignons qui me faisait de l’œil :
— Les poulpes changent de couleur quand ils rêvent !

Sortie de son contexte, la phrase était plate, tout comme le ton adopté par Kadiatou pour me vendre son bail. Je devais être si déses­pé­rée qu’elle n’a même pas eu besoin de mettre les formes pour me convaincre. Ces derniers temps, ma peau aussi changeait de couleur, pour une raison que j’ignorais encore. Peut-être qu’un poulpe m’aiderait à mieux com­prendre ce qu’il m’arrivait.
You must think I’ve got to be joking when I say
I don’t think I can wait
I just need it now
Better swing my way (3)

Alors

J’ai passé commande de toute la panoplie qui allait permettre à Thug de vivre « oklmus » à la baraque : un aquarium, de l’eau de mer (en poudre), une fil­tra­tion sous sable coquillier vivant, deux gros exhaus­teurs, plus un filtre externe servant à faire passer l’eau dans un refroi­dis­seur maison. Je me voyais déjà passer des journées entières à contem­pler ce bout de monde onirique dans lequel je mettais toutes mes espé­rances. Le bleu est bien plus qu’une couleur. Comme la mer, le ciel, il reflétait mes émotions. Face à cet objet massif qu’est l’aquarium, dans lequel tous les mou­ve­ments sont plus lents, où la lumière perce dif­fé­rem­ment, moi qui broyais du noir depuis si longtemps, j’ai inspiré un grand coup, j’ai retenu mon souffle, jusqu’à ce que ma peau change de couleur.

II.

Thug est arrivé à la maison un samedi matin, trans­por­té par un type un peu louche, la cin­quan­taine, qui donnait l’impression de sortir de taule dans sa com­bi­nai­son bleu marine trop serrée pour lui.
— Je vais en avoir pour une bonne petite heure, a‑t-il dit en me serrant la main.
— Une bonne ou une petite, faudrait savoir gars !

George, c’était son nom, son visage ne m’était pas inconnu, j’avais l’étrange sentiment que lui et moi nous connais­sions d’une autre vie, anté­rieure ou parallèle, bien qu’il soit plus probable qu’il soit tout sim­ple­ment l’assistant de Kadiatou, si je m’en tenais à ce qu’elle m’avait dit il y a quelques semaines.

Avant qu’il monte l’aquarium, je lui ai proposé un café, aussi serré que sa combi, qu’il a bu d’une traite, avant de se frotter les mains l’une contre l’autre, et c’est parti, il a dit.

Thug était dans une sorte de glacière cel­lo­pha­née, et je voulais le voir au plus vite. Peut-être était-il déjà en train de rêver, pendant que George fre­don­nait l’air de Summer Walker. Qu’il connaisse la chanson me l’a rendu irré­mé­dia­ble­ment plus sympathique !
Won’t you be my plug, ayy
You could be the one, ayy
We could start with a handshake
Baby, I’ma need more than a hug (4)

Impatiente, j’ai sabré la cel­lo­phane au cutter, mais George est intervenu juste avant que je retire le couvercle. Il m’a alerté avec un certain dédain dans la voix que ce que j’avais voulu faire était com­plè­te­ment incons­cient. Je l’ai tchipé, mais ça n’a pas eu l’effet escompté, alors j’ai enchaîné.
— Savez-vous que les poulpes changent de couleur quand ils rêvent ?
— Et les humains changent de couleur quand ils meurent… Kadiatou le raconte à qui veut bien l’entendre… et le croire !

Ce qu’il venait d’insinuer, loin de m’inquiéter, confir­mait ma première intuition concer­nant les dires de Kadiatou. Elle s’était payé ma tête, point !

J’étais furax. Fallait-il tout arrêter ? J’ai allumé une cigarette et me suis dirigée vers la fenêtre de la cuisine, histoire de retrouver un peu mes esprits et réfléchir à tout ça. J’en ai conclu que puisque le poulpe était là, autant le garder quelques semaines et m’en faire ma propre idée. Et que Thug change de couleur ou pas, un aquarium à la maison était beaucoup plus original que tous les vertébrés réunis de l’animalerie de Kadiatou.

À mon retour dans le salon, George n’était plus là. Il avait laissé un mot sur la vitre hori­zon­tale de l’aquarium, dans lequel Thug nageait, entouré d’algues. Sa couleur était difficile à décrire tant la texture pré­do­mi­nait, visqueuse, rocheuse, comme la lune, mais en moins triste. J’avais envie de toucher sa tête à grands yeux, dont la forme arrondie et sans coquille lui donnait un air vul­né­rable. Il reprenait un peu de prestance à travers ses huit ten­ta­cules recou­verts de ventouses. Contempler lon­gue­ment ce cépha­lo­pode dans cette eau si bleue était si apaisant qu’il a fallu qu’un tentacule aille dans la direction du mot de George pour que je le lise enfin :
I wanna be your healing
I can be real good
Please don’t get in your feelings (5)

Son attention m’a fait sourire, mais je lui en voulais d’être parti sans m’expliquer comment nourrir Thug.

J’ai dû lire la notice d’utilisation de l’aquarium une vingtaine de fois, avant de com­prendre que je pouvais faire passer la nour­ri­ture par un tuyau, à refermer obli­ga­toi­re­ment, sous peine que Thug s’échappe. J’ai donc versé une dose de plancton par le tuyau, puis j’ai attendu que quelque chose se produise. Cette nuit-là, Thug n’a pas rêvé. Il n’a pas non plus rêvé les nuits suivantes, et ma peau devenait de plus en plus bleue.


Je n’en dormais plus, à attendre que Thug rêve, je négli­geais ma propre peau, elle s’effritait, virait au violet au niveau des articulations.

Seynabou Sonko


III.

Les choses se sont mises à évoluer pour Thug le jour où j’ai tenté un move. Et pas des moindres : comme il ne touchait pas d’un seul tentacule son plancton, un soir que je mangeais du mafé, j’en ai versé une minuscule portion dans le tuyau, histoire d’être dans le partage.

Je ne l’avais jamais vu aussi joyeux. Ça l’a fait sortir de son immo­bi­lisme, pour la première fois il occupait l’espace de son aquarium en long en large et en travers. Tel un fantôme, il a flotté quelques instants avant d’aller récupérer son dû. De brun il passa au vert, et j’ai perçu dans cette soudaine trans­for­ma­tion les prémisses du rêve à venir. Quoi de mieux qu’une petite sieste après un bon repas, je me suis dit, mais le rêve n’arrivait pas : même après avoir terminé son plat, Thug a gesticulé une dizaine de minutes, ou bien quinze, je dois dire que ma notion du temps était biaisée depuis son arrivée. Je n’en dormais plus, à attendre que Thug rêve, je négli­geais ma propre peau, elle s’effritait, virait au violet au niveau des arti­cu­la­tions. Le sommeil, la sensation de fatigue, je ne res­sen­tais plus rien.

Le regard orienté vers l’avenir, j’ai donc pris la décision de le renvoyer chez Kadiatou au plus vite.

Contente de ce soudain élan de lucidité à un moment où tout semblait irréel, je me suis mise à parler à Thug, à voix haute, à lui poser des questions du genre : « Hey ho, m’entends-tu ? Qu’est-ce que tu perçois de l’autre côté ? Vois-tu comme ma peau est bleue, comme mes cheveux sont gris, comme mes jambes sont maigres ? Entends-tu comme ma voix est rauque, hey ho, dis quelque chose, prouve-moi que j’existe, que je suis bel et bien vivante. »
Girls can’t never say they want it
Girls can’t never say how
Girls can’t never say they need it
Girls can’t never say now (6)

Alors le lendemain, à la première heure, comme j’aurais eu de la misère à trans­por­ter l’aqua seule-toute, je m’en suis retournée à l’animalerie de Kadiatou, qui n’a pas du tout relevé quand j’ai ouvert la porte.

J’ai agité une main devant ses yeux, pis c’est comme si elle me voyait pas.
Jusqu’à…
à un moment, je lui suis passée au travers.
J’étais morte
Et pas qu’un peu
Mais

Ça ne me déran­geait pas

Depuis combien de temps ?

Je ne savais pas

L’été touchait à sa fin. Des larmes coulaient sur les joues de Kadiatou, tandis qu’elle contem­plait un poulpe dans l’aquarium. J’aurais voulu la consoler, la serrer dans mes bras, lui dire que j’étais là, tout près, mais George s’en chargeait, avec tendresse et dévouement.

De quoi étais-je morte ?

L’ignorer était la raison pour laquelle j’étais condamnée à errer, moi, fantôme à la peau bleue perdue dans l’entre-deux-mondes.

Alors j’ai entrepris de mener l’enquête. Je voulais collecter des indices, et j’allais commencer par George. Quand il a quitté la boutique de Kadiatou, je l’ai suivi à travers les rues de la capitale. Il portait une chemise à fleurs et un chapeau de paille qui le pro­té­geait du soleil menaçant. Une fois dans son appar­te­ment, il a déli­ca­te­ment posé un 33-tours dans le tourne-disque, puis s’est allumé une clope qui m’a fait le même effet que quand les acteurs s’en brûlent une dans les films, la tête exa­gé­ré­ment penchée sur le côté, tenant le briquet d’une main, et arron­dis­sant l’autre pour protéger la flamme d’un vent inexis­tant. J’avais envie d’en griller une, tandis que ma peau, encore et encore, bleuissait…
She wore blue velvet
Bluer than velvet was the night
Softer than satin was the light
From the stars ( 7)

L’appartement de George était beaucoup plus petit que le mien, 25 mètres carrés tout au plus, dont on faisait vite le tour. On ne pouvait pas rater mon gigan­tesque aquarium accroché au mur. Il prenait une place folle ici, et force était de constater qu’il s’agissait bien de Thug à l’intérieur. Pourquoi l’avait-il récupéré ? Je le savais per­ti­nem­ment, que George était impliqué dans ma mort, de près ou de loin, même si je penchais plus pour le près. Mon corps a su avant ma tête. Mais c’était un corps mort. Et même s’il avait été vivant, il aurait été difficile de prouver la culpa­bi­li­té de George tant les indices étaient maigres, pour ne pas dire inexis­tants. Je n’étais sûre que d’une chose, je n’étais ni la première ni la dernière à être tuée. Certaines avaient déposé des plaintes, restées sans suite, d’autres avaient gardé le silence, pour des raisons que je conçois tota­le­ment, inutile de rappeler ici comment le système fonctionne.
Après tout George était bien plus qu’un violeur
Bien qu’il passe à l’acte seul
Il dépendait d’une organisation
D’hommes
D’Haïtiens
Adeptes du vaudou
Diables sur pattes
Humanisés
Par des femmes
Blanches trop occupées
À les exotiser
Résultat
Ils sévissaient
OKLM
Ils
Sont validés
Par certaines
En agressent d’autres
En toute impunité
On connaît la chanson
Zarma c’est nos frères
Jamais jamais
Et les choses continuaient
Summer Walker toujours
Fredonnait (8)
Ayy, I need some love
Ayy, I need some love
Ayy, I need some love
Ayy, and you can’t judge. •

Tracklist :
Girls Need Love, Summer Walker, 2019
Blue Velvet, Bobby Vinton, 1963. La tra­duc­tion des paroles des chansons est de La Déferlante.

1. J’ai juste besoin de bite, j’ai juste besoin d’amour, fatiguée de baiser avec ces vieux négros, bébé, j’ai juste besoin d’une brute.

2. Honnêtement, j’essaie de rester concentrée…

3. Tu dois penser que je plaisante quand je dis / Que je ne pense pas pouvoir attendre / J’en ai juste besoin main­te­nant / C’est mieux d’être du même bord que moi.

4. Veux-tu être ma drogue / Tu pourrais bien l’être / Ça peut commencer par une poignée de main / J’ai besoin de plus qu’un câlin.

5. Je veux être ta guérison / Je peux être vraiment bon·ne / S’il te plaît ne te prends pas la tête.

6. Les filles ne peuvent jamais dire qu’elles en ont envie / Les filles ne peuvent jamais dire comment / Les filles ne peuvent jamais dire qu’elles en ont besoin / Les filles ne peuvent jamais dire tout de suite.

7. Elle portait du velours bleu / Plus bleue que le velours était la nuit / Plus douce que le satin était la lumière / Des étoiles.

8. J’ai besoin d’amour / Et vous ne pouvez pas juger.

Seynabou Sonko

Née à Paris, en 1993, elle est l’autrice de textes publiés dans diverses revues (Sabir, Sève, Muscle…) et d’un roman, Djinns, paru en janvier 2023 chez Grasset. Elle fait aussi de la musique et anime des ateliers d’écriture.

Seynabou Sonko

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Rêver : La révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°12 Rêver, paru en novembre 2023. Consultez le sommaire.