États-Unis : pour la désobéissance sur les campus

Professeur·e à l’université à Seattle, Chrystel Oloukoï est témoin des attaques répétées de l’administration Trump contre les uni­ver­si­tés états-uniennes. Dans cette chronique, iel revient sur cette offensive contre le champs académique.
Publié le 05/05/2025

Aperçu de l'article tel que publié dans la revue.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

En mars 2025, la police de l’immigration états-unienne (U.S. Immigration and Customs Enforcement, ICE) kid­nap­pait Mahmoud Khalil, jeune diplômé pales­ti­nien de l’université Columbia à New York. Détenteur d’une carte de résident permanent, il a néanmoins été incarcéré illé­ga­le­ment dans un centre de détention en Louisiane, à plus de 2 000 kilo­mètres de son lieu de vie : un acte clair de repré­sailles contre son soutien à la Palestine.

Le même mois, Ranjani Srinivasan, étudiante à Columbia également et activiste indienne, a vu son visa révoqué et, à la suite de menaces de la police de l’immigration, a dû s’enfuir au Canada. Rasha Alawieh, pro­fes­seure à l’université Brown (Rhode Island), de natio­na­li­té libanaise, a été déportée le 14 mars 2025 à Paris. Voilà, depuis la prise de fonction de Donald Trump, le 20 janvier 2025, quel est le quotidien des militant·es anti­ra­cistes qui dénoncent sur les campus états-uniens la politique géno­ci­daire israé­lienne.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : les États-Unis de Trump, où l’ICE conduit des raids sur les campus, où les finan­ce­ments de la recherche sont menacés, où les manifestant·es étudiant·es sont menacé·es de dépor­ta­tion ou de pour­suites pour ter­ro­risme… tout cela est dans la droite ligne des États-Unis démo­crates de Joe Biden avant janvier 2025.

Après le mouvement Black Lives Matter de 2020, les mobi­li­sa­tions de soutien à la Palestine sont le mouvement social majeur de ces dernières années aux États-Unis. Elles concernent par­ti­cu­liè­re­ment les campus, qui n’ont pas été l’objet de mou­ve­ments de cette ampleur depuis 1968 avec la lutte contre la guerre du Vietnam. C’est un mouvement uni­ver­si­taire mondial, qui se déploie aussi en Europe, au Bangladesh, au Brésil, au Canada, en Égypte, en Inde, au Japon, au Liban ou en Afrique du Sud. Aux États-Unis, ces mou­ve­ments étudiants rendent visible le consensus mac­car­thyste tacite qui a placé sous une chape de plomb toute critique de l’État d’Israël et silencié des géné­ra­tions de chercheur·euses palestinien·nes depuis des décennies.

Au printemps 2024, sous l’administration démocrate de Joe Biden, les uni­ver­si­tés états-uniennes ont réprimé sys­té­ma­ti­que­ment les mobi­li­sa­tions étu­diantes et rendu possible l’arrestation de plus de 3 000 manifestant·es – étudiant·es et professeur·es – sur plus de 60 campus. Un mouvement sans précédent de renon­ce­ment aux valeurs uni­ver­si­taires de défense de la liberté d’expression et de mani­fes­ter, qui poursuit un glis­se­ment dangereux, dans la lignée de la répres­sion du mouvement Black Lives Matter et de la mobi­li­sa­tion contre la construc­tion du centre de formation policier d’Atlanta, Cop City1. Les militant·es sont menacé·es d’expulsion, et pour certain·es effec­ti­ve­ment expulsé·es avant d’avoir pu obtenir leur diplôme. Les uni­ver­si­tés et l’État fédéral, qu’il soit répu­bli­cain ou démocrate, s’unissent pour ins­tru­men­ta­li­ser la défi­ni­tion de l’antisémitisme et pour­suivre les manifestant·es en justice pour « ter­ro­risme domestique ».

Les universités se prêtent au jeu de l’obéissance anticipée

Dans le même temps, ces uni­ver­si­tés ouvrent grand la porte au fascisme pour faire taire toute contes­ta­tion du génocide en Palestine. Pendant plusieurs mois, entre la fin de 2022 et le printemps 2023, sur le campus de Harvard, où j’étais étudiant·e, mais aussi à Yale (Connecticut), des camions financés par une orga­ni­sa­tion d’extrême droite affi­chaient sur écran géant des photos d’élèves manifestant·es en soutien aux Palestinien·nes avec leurs infor­ma­tions per­son­nelles, sous le titre « Les leaders de l’antisémitisme », en toute impunité.

La des­truc­tion des uni­ver­si­tés par les coupes bud­gé­taires, les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de mani­fes­ter sont un projet qui réunit démo­crates et répu­bli­cains. Ce qui change avec Trump n’est pas tant la nature de l’assaut, mais son intensité. Et, sans surprise, les démo­crates qui lui ont pavé la route n’y opposent aucune résis­tance par­ti­cu­lière. Bien plus grave, les uni­ver­si­tés à travers le pays se prêtent au jeu de l’obéissance anticipée (anti­ci­pa­to­ry com­pliance) en sup­pri­mant les pro­grammes d’aide à la diversité ciblés par l’extrême droite, avant même d’y être obligées par le gou­ver­ne­ment fédéral. Le 31 janvier 2025, par exemple, Harvard a licencié l’équipe chargée d’identifier les descendant·es de personnes escla­va­gi­sées dans le cadre du programme sur la mémoire de l’esclavage, fondé en 2021. Cette équipe avait déjà, des mois aupa­ra­vant, dénoncé les obstacles et les pressions exercées par l’administration. Comme d’autres struc­tures pour la diversité, elle est dissoute aisément2.

Aussi terrible que puisse être la situation présente, le désespoir, ou le renon­ce­ment, n’est pas une option. De mon expé­rience militante en France comme aux États-Unis et au Nigeria, en faveur des sans-papiers (collectif La Chapelle en lutte), des personnes noires et des mou­ve­ments fémi­nistes (Mwasi, École noire) et contre la police et pour l’abolitionnisme pénal (Harvard Prison Divestment Campaign, EndSARS), je retiens une leçon impor­tante : faire bouger les lignes, gagner des victoires signi­fi­ca­tives repose moins sur l’unité ou l’homogénéité idéo­lo­gique que sur une lucidité sans faille sur la nature de l’ennemi combattu : le fascisme.

La résis­tance ne peut pas être libérale, légale, polie, dis­ci­pli­née ou non violente. Au contraire, face à un ennemi acharné, vio­lem­ment misogyne, raciste, homophobe, eugéniste, validiste, organisé de manière militaire, nos combats doivent être d’autant plus stra­té­giques, multiples, intra­çables, sou­ter­rains, organisés, saboteurs, incivils, violents – si et quand il le faut –, hors la loi puisque la loi elle-même est l’instrument de régimes fascistes. Comme l’affirme Assata Shakur, militante noire amé­ri­caine échappée de prison et réfugiée politique à Cuba depuis 1984, « personne n’a jamais obtenu sa liberté en faisant appel au sens moral de l’oppresseur ».


  1. « Cop City » est un projet de construc­tion d’une immense caserne de police sur l’emplacement de la forêt de Weelaunee près d’Atlanta. ↩︎
  2. Peu de temps après la rédaction de cette chronique, le 14 avril 2025, l’université Harvard a refusé de céder à diverses demandes de l’administration Trump, jugeant notamment qu’elles allaient à l’encontre de la Constitution. Cela lui vaut le gel de 2 milliards de sub­ven­tions fédérales. ↩︎

Les mots importants

Wokisme

Marotte des réac­tion­naires de tous bords,...

Lire plus

« Cancel culture »

L’expression, qui peut se traduire par « culture de...

Lire plus

Chrystel Oloukoi

Chrystel Oloukoï est militant·e noir·e, queer, trans et féministe. Étudiant·e à Harvard de 2017 à 2024, iel enseigne au département de géographie de l’université de Washington (Seattle) depuis l’automne 2024. Voir tous ses articles

Pour une éducation qui libère !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.