Je lance un regard plein d’amertume vers mes robes courtes et mes vestes cintrées. Quand je m’aperçois dans le miroir, je me scrute méticuleusement, l’œil comme un couteau affûté. Je palpe les muscles entre mes paumes, les fais rouler d’un doigt à l’autre.
Au contact d’autres comme moi, je trouve la force d’accepter que femme n’est pas mon chemin, que femme n’est pas ma voie. En me le disant à moi-même, je me prépare déjà à l’avouer à d’autres. Et lorsque les mots sont prononcés, tant criés que murmurés, ils échappent à mon emprise et tout bascule. Lors de ma première injection de testostérone, la joie de m’écouter enfin est entravée par les mots des autres, qui se sont précipités à la suite des miens. Quand tombe la nuit, je fixe le plafond en repensant à ceux de ma mère : des rayons laser qui tranchent et déchirent mon corps de part et d’autre. « Tu es en train de tuer ma fille », « tu te mutiles », « les hommes, ce sont ceux qui nous font du mal ». Qui pourrait lui en vouloir ?
Et sans cesse ce « vos corps ne vous appartiennent pas »
Elle me noie de questions sur ce que je vais devenir, ce que je vais faire de ma propre chair. Qu’est-ce que j’en sais, moi ! Mon corps ne m’appartient plus. Je n’ai aucune idée du chemin vers lequel je me dirige. Le début de la transition, cet espace-temps suspendu et ambivalent dans lequel je me sens à la fois dépossédé et en contrôle de quelque chose de neuf. Je ne suis déjà plus celle que j’étais, mais pas encore celui que je voudrais devenir. Rien de plus vertigineux que de ne pas connaître son futur visage. Je suis habité d’un sentiment constant de porosité, je ne sais pas dire où commence mon corps et où il s’arrête.Toute ma vie j’ai été sur scène, et lorsque j’arrête de jouer, je ne sais que faire de mes mains dans les couloirs froids des coulisses.
Je passe ma vie de médecin en médecin, d’un dossier administratif à un autre, de justifications quotidiennes en rupture familiale. Avec mes camarades trans, nous ne parlons que de l’écart brutal entre la joie de commencer ce parcours vers soi-même et la violence que nous renvoie le monde extérieur : les blouses blanches, la famille, les administrations, la rue… Le couperet de la sanction sociale tombe et retombe sans cesse : « Vos corps ne vous appartiennent pas. »
Je suis un enfant victime de violences intrafamiliales : je connais du plus profond de mes tripes ce sentiment de ne pas se posséder, je sais dans ma bile et dans mon sang ce que cela signifie de se voir refuser l’autonomie et l’intégrité physique. La transition, réminiscence inattendue, me ramène à mon minuscule corps malmené par les adultes, cette enveloppe comme catalyseur de la brutalité des autres, punching-ball à la merci de toutes et tous. Surtout de tous.
Je deviens celui que je veux être au contact de l’amour
Au fil des mois pourtant, j’aperçois celui que je rêve d’être depuis longtemps. Je m’observe de nouveau dans le miroir et mon corps se dessine sous mes yeux. Mes muscles se taillent et s’affûtent, ma moustache se dessine sur le haut de ma lèvre, ma voix perd en octaves de semaine en semaine. Certains matins, des larmes délicieusement silencieuses coulent sur mes joues. Ainsi la joie tant espérée pointe le bout de son nez. Elle prend des formes retorses et inattendues, surtout celle de l’amour. Les mains de mes ami·es qui voltigent en cuisine, quand la dépression m’empêche de me nourrir. Leurs bras qui m’enveloppent lorsque je suis trop secoué par la peur. Le sourire espiègle de mon amoureuse qui, traversant aussi l’épreuve indescriptible qu’est la transition, comprend tout. La tendresse qui coule de la pulpe de ses doigts lorsqu’elle les pose dans mon cou. L’intensité curieuse de son regard qui sonde le fond de ma rétine. Je deviens celui que je veux être au contact de l’amour, celui qu’on me donne, celui qu’on m’intime de m’offrir, aussi. Petit à petit, je reprends la barre de ce radeau tabassé par des années de rouleaux salés. Petit à petit, mon corps me revient.