Giorgia Meloni, Marine Le Pen… des femmes au service de la « dédiabolisation »

En Europe, de la Norvège à la France, du Danemark à l’Italie, des femmes se sont imposées à la tête de partis d’extrême droite. Tour d’horizon de ces diri­geantes au service de la nor­ma­li­sa­tion de leur parti. 
Publié le 26 juillet 2024
Nadia Diz Grana pour La Déferlante. Formée aux Arts décoratifs de Strasbourg comme graphiste, elle réalise des images et des collages pour la presse, les institutions et les scènes culturelles.
Collage de Nadia Diz Grana pour La Déferlante. Sur les photos de gauche à droite : Pia Kjærsgaard, Alice Weidel, Marine Le Pen, Giorgia Meloni, Katalin Novák, Siv Jensen. Crédits photos : Ludovic MARIN / AFP, Sabina Crisan / DPA /dpa Picture-Alliance via AFP, CLÉMENT MAHOUDEAU / AFP, RICCARDO DE LUCA / ANADOLU / Anadolu via AFP, Michal Cizek / AFP, DANIEL SANNUM LAUTEN / AFP 

« La dernière fois que j’ai pleuré, c’est pro­ba­ble­ment lorsque ma petite, ma jeune chatte est morte tuée par un chien. Ça m’a beaucoup fait souffrir », confiait Marine Le Pen en avril 2015, à New York, lors d’un dîner de gala organisé par le magazine Time.

Effusion bien calculée : le félin avait été tué par un doberman de Jean-Marie Le Pen. « Cette anecdote lui sert à mettre en avant son supposé humanisme, par oppo­si­tion à son père », commente la politiste Frédérique Matonti, autrice du Genre pré­si­den­tiel (1). Et à mettre en scène la rupture avec le fondateur du Front national (devenu Rassemblement national en 2018). Car pour durer, il faut évoluer avec la société, sans renier ses racines fon­da­trices : c’est ainsi que de nombreux partis d’extrême droite cherchent aujourd’hui à articuler le fami­lia­lisme dont ils sont héritiers et un prétendu féminisme qui passe par la mise en avant de figures féminines.

Comme l’ancienne pré­si­dente du Rassemblement national (RN), qui se qualifie de « mère à chats » et évoque régu­liè­re­ment dans les médias ses trois enfants, « les femmes poli­tiques d’extrême droite jouent magis­tra­le­ment la carte de la “politique mater­nelle”, analyse l’historienne hongroise Andrea Petö, pro­fes­seure à l’université de Vienne, en Autriche. La maternité sociale incarnée par ces partis se fonde sur le fami­lia­lisme des for­ma­tions d’extrême droite et anti­li­bé­rales : les com­mu­nau­tés, les familles et la parenté rem­placent les relations fondées sur les droits comme base de la com­mu­nau­té politique. » Ayant pour clair avantage d’être d’abord « la fille de », l’ancienne pré­si­dente du parti, Marine Le Pen, incarne ce modèle à la perfection.
D’autres femmes d’extrême droite ont dû se battre pour accéder à de hautes fonctions : dans l’Europe contem­po­raine, le premier labo­ra­toire où s’est expé­ri­men­tée leur ascension politique est sans doute le Danemark. Pia Kjærsgaard, née en 1947, crée le Parti populaire danois (DF, en danois) dès 1995. Elle le dirigera pendant dix-sept ans. « Les spé­cia­listes du sujet ont dit qu’elle n’était qu’une “paren­thèse” et que son genre n’avait pas d’impact sur son succès. Ils n’étaient pro­ba­ble­ment pas plei­ne­ment conscients du fait que Pia Kjærsgaard savait très bien utiliser son identité de femme. Or, elle n’avait pas de diplôme en science politique, elle avait été femme au foyer pendant de nom­breuses années, et elle a beaucoup mis ces éléments en valeur », analyse Susi Meret, politiste à l’université d’Aalborg, au Danemark.

Insister sur cette féminité ou cette maternité, qu’elle soit réelle ou sym­bo­lique, permet aux for­ma­tions d’extrême droite de gommer leur approche viriliste du pouvoir. Tout comme leur passé, souvent empreint de violences. « Les femmes font partie de leur stratégie de res­pec­ta­bi­li­sa­tion », souligne ainsi une autre politiste, Magali Della Sudda, autrice de Les Nouvelles Femmes de droite (Hors d’atteinte, 2022 ; lire son article dans le numéro 15 de La Déferlante).


Insister sur la féminité de leurs diri­geantes permet aux for­ma­tions d’extrême droite de gommer leur approche viriliste du pouvoir.


 

La parité réglementaire… et ses limites

Là où la relève féminine à la tête des partis peine à percer à gauche, notamment en France, le FN a fait figure d’exception. Instauré en 20002, « le dur­cis­se­ment des contraintes en matière de parité va entraîner à l’extrême droite une occasion d’accès à des postes à res­pon­sa­bi­li­té » pour les femmes, poursuit Magali Della Sudda. La cher­cheuse cite l’exemple d’Edwige Diaz, ancienne sar­ko­zyste qui a connu une ascension politique rapide au sein du FN/RN : simple membre en 2014, elle en prend la vice-présidence en 2022, et est élue la même année députée de Gironde.

Mais la fémi­ni­sa­tion de la vie politique, censée donner des gages de modernité, relève souvent de l’affichage et de l’instrumentalisation. En Hongrie, les femmes promues au sein du Fidesz, ce parti national-conservateur et populiste au pouvoir de 1998 à 2002 puis depuis 2010, le sont à des fins stra­té­giques, pour moder­ni­ser et rajeunir une formation très patriar­cale. Elles conti­nuent de dépendre de res­pon­sables poli­tiques masculins. En 2019, à 22 ans et sans aucun diplôme, Zsófia Rácz a été nommée secré­taire d’État adjointe à la Jeunesse ; un an aupa­ra­vant, Tünde Szabó, ancienne nageuse, sans expé­rience politique, avait été élue députée du Fidesz. « Ces femmes ont un emploi stable [au sein du parti], mais ne seront jamais des per­son­na­li­tés poli­tiques à part entière. Il existe un plafond de verre entre la haute direction du parti et les militant·es de base », commente l’historienne Andrea Petö. Ce seuil infran­chis­sable a été, selon elle, confirmé par l’échec de Katalin Novák : élue pré­si­dente de la République hongroise en 2022, elle a dû quitter ses fonctions en février 2024, fra­gi­li­sée après avoir accordé une grâce contro­ver­sée à un pédo­cri­mi­nel. Elle a depuis été remplacée par un homme, Tamás Sulyok.

REPRISE DES PHOTOS DE L'IMAGE À LA UNE, DE GAUCHE À DROITE ET DE HAUT EN BAS : LUDOVIC MARIN / AFP, DANIEL SANNUM LAUTEN / AFP, SABINA CRISAN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP, CLÉMENT MAHOUDEAU / AFP, RICCARDO DE LUCA / ANADOLU / ANADOLU VIA AFP, MICHAL CIZEK / AFP

REPRISE DES PHOTOS DE L’IMAGE À LA UNE, DE GAUCHE À DROITE ET DE HAUT EN BAS : LUDOVIC MARIN / AFP, DANIEL SANNUM LAUTEN / AFP, SABINA CRISAN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP, CLÉMENT MAHOUDEAU / AFP, RICCARDO DE LUCA / ANADOLU / ANADOLU VIA AFP, MICHAL CIZEK / AFP

S’attirer l’électorat féminin

Reste que, en Hongrie, c’est aussi la base élec­to­rale de l’extrême droite qui se féminise : comme dans de nombreux pays européens, le radical right gender gap (RRGG ; lire notre glossaire) – l’écart entre les femmes et les hommes dans le vote pour les partis de droite radicale –, tend à se réduire, voire à carrément s’inverser. En 2002, la base élec­to­rale du Fidesz était masculine à 51,4 % ; en 2022, elle est passée à moins de 40 % : « Il y a désormais plus de femmes que d’hommes à voter pour ce parti anti­li­bé­ral », confirme Andrea Petö. « En Italie, la pré­si­dente du Conseil, Giorgia Meloni [élue en 2022], a été portée au pouvoir majo­ri­tai­re­ment par des femmes », rappelle également Magali Della Sudda. En France, l’arrivée en 2011 de Marine Le Pen à la tête du FN a consi­dé­ra­ble­ment modifié le RRGG. Il était de sept points en faveur du vote masculin à l’élection pré­si­den­tielle de 1995 – c’est alors Jean-Marie Le Pen qui repré­sen­tait le FN ; il s’est inversé en 2017 : la pro­por­tion de femmes votant FN a dépassé celle des hommes aux deux tours (3). Lors de la pré­si­den­tielle de 2022, au cours de laquelle la candidate a par ailleurs réalisé des scores inégalés par son père, la tendance est à la dilution du gender gap, hommes et femmes accordant à égalité leur voix au RN. Est-ce à dire que la fémi­ni­sa­tion de l’électorat d’extrême droite est due à une fémi­ni­sa­tion du lea­der­ship ? Pour Magali Della Sudda, « on ne vote pas en miroir : je ne vote pas pour une femme parce que je suis une femme. Le succès de Marine Le Pen ne peut donc pas se com­prendre uni­que­ment parce qu’elle est une femme, mais parce qu’elle a été capable de porter un autre discours sur les femmes dans son parti. »

À l’instar d’autres leadeuses de droite radicale populiste, Marine Le Pen doit avant tout son succès à ses com­pé­tences de pro­fes­sion­nelle de la politique. « Siv Jensen [pré­si­dente de 2006 à 2021 du parti du Progrès, à l’extrême droite de l’échiquier politique norvégien] et Marine Le Pen ont en commun d’avoir modernisé leur parti, ce qui leur a permis d’élargir leur audience », analyse Katrine Fangen, socio­logue à l’université d’Oslo.

En bonne tac­ti­cienne, l’ex-présidente du RN a su revisiter l’idéologie du parti, faisant oublier son volet anti­sé­mite et s’appropriant dif­fé­rents sujets de société. Elle a aussi su profiter d’une porosité crois­sante de l’ensemble du corps social et politique à ses idées : « Ce qui permet la nor­ma­li­sa­tion du vote RN, au sens où de plus en plus de gens votent pour lui, c’est avant tout la bana­li­sa­tion de ses thèmes. Une partie des professionnel·les de la politique et du monde jour­na­lis­tique fait le boulot à sa place. Il devient, grâce à ce leurre de la “dédia­bo­li­sa­tion”, un parti comme les autres », met en avant la politiste Frédérique Matonti. À propos d’Alternative pour l’Allemagne (AfD, en allemand), parti d’extrême droite allemand codirigé par l’économiste Alice Weidel, qui enchaîne les conquêtes élec­to­rales, Katrine Fangen fait le même constat : « L’AfD bénéficie d’un soutien croissant, mais il est difficile d’y voir le résultat de l’arrivée d’une femme à la tête du parti. La prin­ci­pale raison de cette aug­men­ta­tion est plutôt l’inquiétude suscitée par l’immigration. »

 


Si les leadeuses d’extrême droite défendent toutes un projet politique natio­na­liste, elles se dis­tinguent sur la question des droits des femmes et des personnes LGBT+.


 

Le progressisme affiché sert le discours antimusulman

Toujours en prise avec son époque, l’extrême droite regarde du côté des droits des femmes ou des personnes LGBT+. Cette stratégie recouvre des moti­va­tions fémo­na­tio­na­listes ou homo­na­tio­na­listes (lire l’article sur le fémo­na­tio­na­lisme du n°15 de La Déferlante et notre glossaire). En Allemagne, « l’extrême droite tra­di­tion­nelle ne se préoccupe pas du tout des droits des femmes : elle considère que leur rôle se limite à la sphère domes­tique : “Kinder, Kirche, Küche” [enfants, église, cuisine]. Lorsque l’AfD y fait référence, c’est prin­ci­pa­le­ment pour délé­gi­ti­mer l’islam », rappelle Katrine Fangen. Lors des élections fédérales de 2021, les votes pour l’AfD pro­ve­naient en majorité d’hommes (avec 13 % des suffrages masculins exprimés, contre 7,8 % des suffrages féminins).

De ce point de vue, les stra­té­gies diffèrent néanmoins. Si toutes défendent un projet politique natio­na­liste, les leadeuses d’extrême droite se dis­tinguent sur la question des droits des femmes et des personnes LGBT+. Tandis que la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, attaque fron­ta­le­ment le droit à l’avortement et les familles homo­pa­ren­tales, Marine Le Pen est, sur ces sujets, « en rupture avec la ligne his­to­rique de son parti », observe Magali Della Sudda. L’ex-présidente du RN s’est ainsi gardée de par­ti­ci­per à La Manif pour tous, collectif formé d’associations confes­sion­nelles conser­va­trices qui s’opposait au mariage des personnes de même sexe en France, en 2013 (4). De la même façon, elle a voté en faveur de l’inscription dans la Constitution de la liberté d’interrompre une grossesse, adoptée par le Congrès le 4 mars 2024 : pour l’occasion, les par­le­men­taires du RN ont eu leur liberté de vote.

Mais ce pro­gres­sisme affiché sert aussi à asseoir un discours anti­mu­sul­man, met en garde la politiste danoise Susi Meret, pour qui la « torsion » des poli­tiques d’égalité de genre est un élément clé dans les pays scan­di­naves et aux Pays-Bas : « La politique au Danemark, ou en Suède, a ins­ti­tu­tion­na­li­sé l’égalité de genre. Mais l’extrême droite en a fait une arme, dans le sens où elle l’utilise prin­ci­pa­le­ment pour attaquer les minorités. » Le sexisme, comme les LGBT-phobies, serait ainsi du seul fait des hommes musulmans. C’est l’un des éléments de discours qui permet à Alice Weidel d’être aujourd’hui copré­si­dente de l’AfD, tout en étant ouver­te­ment en couple avec une femme, d’origine sri-lankaise, avec qui elle a adopté deux enfants. En 2017, elle affirmait au Figaro : « L’immigration homophobe musulmane est un risque pour notre avenir », faisant état de « no-go areas où [sa] compagne et [elle] ne [peuvent] plus aller ». Plus que ça : la présence d’Alice Weidel à la tête de l’AfD « peut servir à légitimer le fait que le parti soit favorable aux femmes et anti­ho­mo­phobe, malgré son soutien aux rôles tra­di­tion­nels des hommes et des femmes et à la famille nucléaire », met en lumière Katrine Fangen.

 


La plupart des leadeuses d’extrême droite sont parvenues à articuler un mode de vie libéral et une idéologie nationaliste.


 

Ces femmes sont des politiques comme les autres

Comme Alice Weidel, la plupart des leadeuses d’extrême droite sont parvenues à articuler un mode de vie libéral et une idéologie natio­na­liste : c’est le cas de Marine Le Pen, divorcée deux fois, de la Norvégienne Siv Jensen, qui ne s’est jamais mariée, ou encore de Giorgia Meloni, qui s’est séparée de son compagnon en 2023, dans un pays de forte tradition catho­lique. Mais leurs partis ne sont plus à une contra­dic­tion près : « Un élément clé des figures d’extrême droite, c’est la distance très grande qu’elles entre­tiennent avec le rigorisme idéo­lo­gique affiché par le parti », souligne Magali Della Sudda. De ce point de vue, ces femmes poli­tiques se retrouvent sur un pied d’égalité avec les hommes. Car il ne faut pas essen­tia­li­ser le rapport qu’elles auraient avec l’exercice du pouvoir : « Les femmes ne font pas de la politique autrement », insiste Frédérique Matonti. À rebours des sté­réo­types de genre, qui consi­dèrent la douceur, l’écoute, la com­pré­hen­sion comme étant des attributs essen­tiel­le­ment féminins, les leadeuses poli­tiques d’extrême droite négocient avec la dimension viriliste de l’exercice du pouvoir. Au Danemark par exemple, Inger Støjberg a quitté le Parti libéral du Danemark, qu’elle trouvait trop mou sur l’immigration, pour créer le parti Démocrates danois en juin 2022. Quant à Marion Maréchal, elle a un temps pris ses distances avec le RN, coupant les liens politico-familiaux avec sa tante Marine autant qu’avec Jordan Bardella. Elle a ainsi été élue en juin 2024 euro­dé­pu­tée sous la bannière du parti ouver­te­ment misogyne Reconquête ! avant de revenir dans le giron du RN au lendemain des élections euro­péennes. Les femmes d’extrême droite sont des poli­tiques comme beaucoup d’autres : plus que la fidélité à des valeurs, ce sont d’abord des intérêts per­son­nels bien compris qui guident leur carrière. •

Cet article a été édité par Sarah Ahnou.

 


(1) Frédérique Matonti, Le Genre pré­si­den­tiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique, La Découverte, 2017.

(2) La loi du 6 juin 2000 contraint les partis poli­tiques à présenter aux élections un nombre égal d’hommes et de femmes. Pour certains types d’élections, les partis peuvent s’en exonérer au moyen d’une pénalité financière.

(3) Sur l’ensemble des personnes ayant voté, 22,8 % des femmes et 20,2 % d’hommes au premier tour ; 34,4 % et 34,2 % au second tour.

(4) Lire La Déferlante n°12, novembre 2023.

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

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