« Les grèves de femmes font l’objet d’un oubli collectif »

Mardi 6 juin, les ouvrières de l’usine Vertbaudet de Marquette-lez-Lille (Nord), ont repris le travail après une grève de 75 jours et l’obtention d’augmentations de salaire. À l’instar de la mobi­li­sa­tion des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles (Paris, 2019 à 2021), ce mouvement s’inscrit dans une tradition de grèves de longue haleine menées par des femmes, que retrace ici l’historienne Fanny Gallot.
Publié le 9 juin 2023

Quel est le profil des grévistes de Vertbaudet ?

On retrouve dans cette mobi­li­sa­tion de femmes des Gilets jaunes mais aussi des mani­fes­tantes contre la réforme des retraites. Elles sont issues des classes popu­laires et le plus souvent reléguées à des postes déqua­li­fiés. Leurs carrières sont souvent longues et hachées avec des petits salaires, ce qui aura des consé­quences sur leurs retraites.
Depuis le début du XXe siècle, leurs supposées minutie et dextérité ont assigné les femmes ouvrières à certains secteurs de l’industrie comme le textile. En 1971, le CNPF – l’ancêtre du Medef – disait même que les femmes étaient « adaptées natu­rel­le­ment aux tâches répé­ti­tives et simples ». Or, cette qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle non reconnue entraîne néces­sai­re­ment une paie infé­rieure. Ces femmes, qui élèvent souvent seules leurs enfants, sont obligées de tra­vailler là où elles peuvent pour joindre les deux bouts à la fin du mois, malgré l’inflation.

 

Ces femmes ont-elles des reven­di­ca­tions spécifiques ?

Souvent à la tête de familles mono­pa­ren­tales, elles font face à des dif­fi­cul­tés finan­cières par­ti­cu­lières. Elles ont du mal à obtenir des pensions ali­men­taires. La phi­lo­sophe états-unienne Nancy Fraser expli­quait que, dans les années 1970, les reven­di­ca­tions des femmes dans le monde du travail tour­naient autour de trois enjeux pri­mor­diaux : la repré­sen­ta­tion, la recon­nais­sance et la redis­tri­bu­tion. Dans les années 1980–1990, les femmes des classes moyenne et supé­rieure sont pro­gres­si­ve­ment entrées dans le monde du travail masculin et se sont battues pour y être repré­sen­tées. Aujourd’hui, sous l’influence des mou­ve­ments fémi­nistes et des débats sur la retraite, le sujet de la redis­tri­bu­tion revient en force. Cela pourrait se traduire par une prise en charge par l’État et les entre­prises de certains frais liés au travail domes­tique familial : le paiement de la cantine et la mise en place d’un système de garde fonc­tion­nel et abordable. Elles se battent à la fois contre un patron et contre l’ensemble de la société.

Ce genre de mobi­li­sa­tion est-il fréquent dans un monde ouvrier à pré­do­mi­nance masculine ?

On considère toujours que les mobi­li­sa­tions de femmes sont rares. C’est faux. Elles sont présentes depuis le début des contes­ta­tions. Les ovalistes, ouvrières de la soie, faisaient déjà grève à Lyon en 1869, quatre ans après l’obtention du droit de grève. Leurs luttes sont invi­si­bi­li­sées rétros­pec­ti­ve­ment. Paradoxalement, cet oubli collectif sert aussi leur cause. L’idée reçue selon laquelle les femmes ne font habi­tuel­le­ment pas grève entraîne une sorte de soutien pater­na­liste de l’ensemble de la société.

Dans l’histoire des luttes sociales, les femmes luttent-elles dif­fé­rem­ment des hommes ?

Les ouvrières ont adopté le réper­toire d’actions tra­di­tion­nelles : grèves, occu­pa­tions, mani­fes­ta­tions et séques­tra­tions. La grève se déroule néanmoins de manière dif­fé­rente en fonction de la mixité, ou non, du site.

Dans les sociétés mixtes, les maris et les syn­di­ca­listes consi­dèrent souvent qu’une occu­pa­tion de nuit c’est immoral pour une femme. Pendant les grèves de Lip, il y a cinquante ans, la gréviste Monique Piton expli­quait déjà à quel point ce qu’on appelle aujourd’hui la division sexuée du travail militant reléguait les femmes au second plan. Les hommes prennent la parole en AG et occupent l’espace média­tique pour défendre leur stratégie quand les femmes sont inter­ro­gées comme témoins.


« C’est en visi­bi­li­sant leurs expé­riences quo­ti­diennes qu’elles ont fait avancer les choses. »


Mais dans les confi­gu­ra­tions non mixtes, c’est très différent. Au début des années 1980, par exemple, les ouvrières occu­paient l’usine la nuit, ren­traient chez elles pour préparer la gamelle du mari, puis elles retour­naient à l’usine occupée avec leurs enfants qui étaient alors gardés par d’autres grévistes. Le fait que le collectif prenne en charge une partie du travail domes­tique quotidien per­met­tait aux femmes de faire grève plus longtemps. La plupart de ces femmes ne se disent pas fémi­nistes mais s’inscrivent dans un mouvement qui leur donne confiance en elles. La grève les change : il est même fréquent que des couples rompent.

Quel impact la sous-représentation des femmes dans le monde ouvrier a‑t-elle sur leur présence dans les syndicats, et notamment dans les instances dirigeantes ?

Les femmes ont longtemps été reléguées hors des syndicats. Il faut dire que la triple journée de l’ouvrière, mère et militante ne permet pas de gravir faci­le­ment les échelons syndicaux. Dans les années 1960, elles pré­fé­raient être repré­sen­tantes à l’usine, car c’était des fonctions qu’elles occu­paient sur leur temps de travail, contrai­re­ment à celles qui prenaient des res­pon­sa­bi­li­tés dans les syndicats et deve­naient sus­cep­tibles d’être mobi­li­sées à tout moment. C’est pour cela qu’à la CFDT, celles qui prenaient des res­pon­sa­bi­li­tés natio­nales étaient céli­ba­taires et sans enfants – elles ont d’ailleurs été sur­nom­mées les « vierges rouges ».
La tonalité des dis­cus­sions n’aide pas non plus. Quand on se retrouve avec des hommes syn­di­ca­listes qui discutent de Marx, on se dit que ce qui nous importe, c’est pas très politique et on se sent nulle. Alors même que c’est en visi­bi­li­sant leurs expé­riences quo­ti­diennes qu’elles ont fait avancer les choses. À la fin des années 1960, les femmes étaient exténuées ner­veu­se­ment après de longues journées à effectuer des tâches répé­ti­tives à la chaîne sans que les syndicats com­prennent pourquoi. Pour eux, seule la mani­pu­la­tion de charges lourdes pouvait entraîner des douleurs. Parce qu’elles ont fait pression, l’idée de charge mentale a émergé. Petit à petit, l’organisation du travail a été modifiée en favo­ri­sant la poly­va­lence et l’enrichissement des tâches.
Ces dernières années la situation a changé. À la tête des syndicats, ce sont désormais des femmes qui dirigent : Sophie Binet à la CGT, Marylise Léon à la CFDT et Murielle Guilbert à Solidaires. Pendant le mouvement des Gilets jaunes ou avec l’élection de Rachel Keke aux dernières légis­la­tives, de nouvelles figures mili­tantes émergent. Cette mul­ti­pli­ca­tion de luttes de femmes popu­laires et racisées donne confiance à des femmes qui ne se sentaient pas légitimes pour se mobiliser.

Pour aller plus loin : 

Premier film réalisé par des ouvrier·es, Classe de lutte suit Suzanne Zedet dans la création de la section CGT d’une usine d’horlogerie en 1968. Le docu­men­taire militant filme la mobi­li­sa­tion de ces 32 % de femmes ouvrières décidées à ne plus seulement être une main‑d’œuvre habile et docile. Par ses prises de parole, Suzanne tente de convaincre ses camarades de rejoindre la lutte syndicale et de lutter à ses côtés.

🎬 ⟶ « Classe de lutte », du groupe Medvedkine de Besançon, 40 minutes, 1969. Disponible sur la pla­te­forme Tënk.

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