Quel est le profil des grévistes de Vertbaudet ?
On retrouve dans cette mobilisation de femmes des Gilets jaunes mais aussi des manifestantes contre la réforme des retraites. Elles sont issues des classes populaires et le plus souvent reléguées à des postes déqualifiés. Leurs carrières sont souvent longues et hachées avec des petits salaires, ce qui aura des conséquences sur leurs retraites.
Depuis le début du XXe siècle, leurs supposées minutie et dextérité ont assigné les femmes ouvrières à certains secteurs de l’industrie comme le textile. En 1971, le CNPF – l’ancêtre du Medef – disait même que les femmes étaient « adaptées naturellement aux tâches répétitives et simples ». Or, cette qualification professionnelle non reconnue entraîne nécessairement une paie inférieure. Ces femmes, qui élèvent souvent seules leurs enfants, sont obligées de travailler là où elles peuvent pour joindre les deux bouts à la fin du mois, malgré l’inflation.
Ces femmes ont-elles des revendications spécifiques ?
Souvent à la tête de familles monoparentales, elles font face à des difficultés financières particulières. Elles ont du mal à obtenir des pensions alimentaires. La philosophe états-unienne Nancy Fraser expliquait que, dans les années 1970, les revendications des femmes dans le monde du travail tournaient autour de trois enjeux primordiaux : la représentation, la reconnaissance et la redistribution. Dans les années 1980–1990, les femmes des classes moyenne et supérieure sont progressivement entrées dans le monde du travail masculin et se sont battues pour y être représentées. Aujourd’hui, sous l’influence des mouvements féministes et des débats sur la retraite, le sujet de la redistribution revient en force. Cela pourrait se traduire par une prise en charge par l’État et les entreprises de certains frais liés au travail domestique familial : le paiement de la cantine et la mise en place d’un système de garde fonctionnel et abordable. Elles se battent à la fois contre un patron et contre l’ensemble de la société.
Ce genre de mobilisation est-il fréquent dans un monde ouvrier à prédominance masculine ?
On considère toujours que les mobilisations de femmes sont rares. C’est faux. Elles sont présentes depuis le début des contestations. Les ovalistes, ouvrières de la soie, faisaient déjà grève à Lyon en 1869, quatre ans après l’obtention du droit de grève. Leurs luttes sont invisibilisées rétrospectivement. Paradoxalement, cet oubli collectif sert aussi leur cause. L’idée reçue selon laquelle les femmes ne font habituellement pas grève entraîne une sorte de soutien paternaliste de l’ensemble de la société.
Dans l’histoire des luttes sociales, les femmes luttent-elles différemment des hommes ?
Les ouvrières ont adopté le répertoire d’actions traditionnelles : grèves, occupations, manifestations et séquestrations. La grève se déroule néanmoins de manière différente en fonction de la mixité, ou non, du site.
Dans les sociétés mixtes, les maris et les syndicalistes considèrent souvent qu’une occupation de nuit c’est immoral pour une femme. Pendant les grèves de Lip, il y a cinquante ans, la gréviste Monique Piton expliquait déjà à quel point ce qu’on appelle aujourd’hui la division sexuée du travail militant reléguait les femmes au second plan. Les hommes prennent la parole en AG et occupent l’espace médiatique pour défendre leur stratégie quand les femmes sont interrogées comme témoins.
« C’est en visibilisant leurs expériences quotidiennes qu’elles ont fait avancer les choses. »
Mais dans les configurations non mixtes, c’est très différent. Au début des années 1980, par exemple, les ouvrières occupaient l’usine la nuit, rentraient chez elles pour préparer la gamelle du mari, puis elles retournaient à l’usine occupée avec leurs enfants qui étaient alors gardés par d’autres grévistes. Le fait que le collectif prenne en charge une partie du travail domestique quotidien permettait aux femmes de faire grève plus longtemps. La plupart de ces femmes ne se disent pas féministes mais s’inscrivent dans un mouvement qui leur donne confiance en elles. La grève les change : il est même fréquent que des couples rompent.
Quel impact la sous-représentation des femmes dans le monde ouvrier a‑t-elle sur leur présence dans les syndicats, et notamment dans les instances dirigeantes ?
Les femmes ont longtemps été reléguées hors des syndicats. Il faut dire que la triple journée de l’ouvrière, mère et militante ne permet pas de gravir facilement les échelons syndicaux. Dans les années 1960, elles préféraient être représentantes à l’usine, car c’était des fonctions qu’elles occupaient sur leur temps de travail, contrairement à celles qui prenaient des responsabilités dans les syndicats et devenaient susceptibles d’être mobilisées à tout moment. C’est pour cela qu’à la CFDT, celles qui prenaient des responsabilités nationales étaient célibataires et sans enfants – elles ont d’ailleurs été surnommées les « vierges rouges ».
La tonalité des discussions n’aide pas non plus. Quand on se retrouve avec des hommes syndicalistes qui discutent de Marx, on se dit que ce qui nous importe, c’est pas très politique et on se sent nulle. Alors même que c’est en visibilisant leurs expériences quotidiennes qu’elles ont fait avancer les choses. À la fin des années 1960, les femmes étaient exténuées nerveusement après de longues journées à effectuer des tâches répétitives à la chaîne sans que les syndicats comprennent pourquoi. Pour eux, seule la manipulation de charges lourdes pouvait entraîner des douleurs. Parce qu’elles ont fait pression, l’idée de charge mentale a émergé. Petit à petit, l’organisation du travail a été modifiée en favorisant la polyvalence et l’enrichissement des tâches.
Ces dernières années la situation a changé. À la tête des syndicats, ce sont désormais des femmes qui dirigent : Sophie Binet à la CGT, Marylise Léon à la CFDT et Murielle Guilbert à Solidaires. Pendant le mouvement des Gilets jaunes ou avec l’élection de Rachel Keke aux dernières législatives, de nouvelles figures militantes émergent. Cette multiplication de luttes de femmes populaires et racisées donne confiance à des femmes qui ne se sentaient pas légitimes pour se mobiliser.
Pour aller plus loin :
Premier film réalisé par des ouvrier·es, Classe de lutte suit Suzanne Zedet dans la création de la section CGT d’une usine d’horlogerie en 1968. Le documentaire militant filme la mobilisation de ces 32 % de femmes ouvrières décidées à ne plus seulement être une main‑d’œuvre habile et docile. Par ses prises de parole, Suzanne tente de convaincre ses camarades de rejoindre la lutte syndicale et de lutter à ses côtés.
🎬 ⟶ « Classe de lutte », du groupe Medvedkine de Besançon, 40 minutes, 1969. Disponible sur la plateforme Tënk.
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