Israël, refuser la guerre

Dans un pays dirigé par l’extrême droite et imprégné de culture mili­ta­riste, les objecteur·ices de conscience, relégué·es à la marge de la société, tentent d’incarner une solution de sortie à la guerre contre les Palestinien·nes.
Publié le 28 juillet 2023
Sofia Orr et ses parents, chez eux, à Pardes Hanna. Sofia s’apprête à refuser en août 2023 de faire le service militaire. Elle a la chance – le « privilège », dit-elle – de bénéficier du soutien de ses parents. Sur la pancarte, en hébreu : « Il n’y a pas de démocratie sous occupation », et en arabe (ligne du dessous) : « Assez avec l’occupation ». Photo : Haidi Motola pour La Déferlante
Sofia Orr et ses parents, chez eux, à Pardes Hanna. Sofia s’apprête à refuser en août 2023 de faire le service militaire. Elle a la chance – le « privilège », dit-elle – de béné­fi­cier du soutien de ses parents. Sur la pancarte, en hébreu : « Il n’y a pas de démo­cra­tie sous occu­pa­tion », et en arabe (ligne du dessous) : « Assez avec l’occupation ». Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Quand j’étais petite, je me rêvais pilote dans l’armée », s’amuse Raz Bar-David Varon. À 18 ans, devenue adulte, elle passe plusieurs mois en prison pour avoir refusé de faire son service militaire.

Depuis, elle évolue dans les milieux fémi­nistes, queer et anti­co­lo­nia­listes de son pays. Savourant un thé sous le soleil d’hiver de Tel Aviv, la jeune docu­men­ta­riste de 32 ans tente de résumer quinze années de mili­tan­tisme au sein de la gauche radicale israé­lienne. Son moral va et vient depuis longtemps. « Souvent, je me demande si ça a véri­ta­ble­ment servi à quelque chose », confie-t-elle. Jamais pourtant elle n’a regretté.

Comme elle, une poignée de jeunes Juifs et Juives israélien·nes refuse chaque année de se soumettre à la conscrip­tion obli­ga­toire. Au-delà des mois passés derrière les barreaux, celles et ceux qui déso­béissent paient les consé­quences de leur décision tout au long de leur vie. Bien qu’elle se sente usée par toutes ces années passées « à la marge », Raz Bar-David Varon reste une membre active du réseau de soli­da­ri­té des objecteur·ices de conscience. Chaque fois qu’elle est sol­li­ci­tée pour expliquer son choix, elle se débrouille pour se rendre disponible.

Raz Bar-David Varon, documentariste de 32 ans, chez elle à Tel Aviv. Elle est une membre active du réseau de solidarité des objecteur·ices de conscience israélien·nes. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Raz Bar-David Varon, docu­men­ta­riste de 32 ans, chez elle à Tel Aviv. Elle est une membre active du réseau de soli­da­ri­té des objecteur·ices de conscience israélien·nes. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

En Israël, tourner le dos à « l’armée du peuple », telle qu’on la surnomme, constitue un blasphème politique au coût social important. « L’immense majorité des citoyens juifs d’Israël considère que l’armée est indis­pen­sable pour assurer la sécurité du pays », analyse la socio­logue française Karine Lamarche, qui a consacré plusieurs ouvrages aux Israélien·nes paci­fistes qui militent contre leur camp. « Si on ne participe pas à cet effort, on est considéré non seulement comme égoïste, mais aussi comme un profiteur, voire un traître. »

Occuper, expulser, annexer des ter­ri­toires : depuis le plan de partage de la Palestine en 1947, Israël ne cesse de redéfinir ses fron­tières par les armes. Et chacun·e est tenu·e de par­ti­ci­per à l’effort national. En plus du service militaire, une part impor­tante des citoyen·nes sert en tant que réser­viste : jusqu’à 40 ans, parfois 50, ils et elles ont l’obligation de rejoindre leur base militaire plusieurs jours par mois. Devenue banale, la guerre est ancrée dans le quotidien des familles.

Petite fille, Raz Bar-David Varon enfilait l’uniforme trop grand de son père pour se déguiser lors de la fête reli­gieuse de Pourim. Comme tant d’autres enfants juifs et juives israélien·nes, elle a été élevée dans un envi­ron­ne­ment où l’armée est synonyme de fierté, de joie et de célé­bra­tion des liens. Elle avait 15 ans lorsqu’elle a découvert le mur, en construc­tion à l’époque, qui s’érige entre Israël et la Cisjordanie. Les villages et les camps de réfugié·es aperçus ce jour-là à travers les blocs encore dis­con­ti­nus du mur sont gravés dans sa mémoire. «J’ai compris que cette armée que je croyais de défense, comme son nom l’indique, était en réalité une armée d’occupation. En quelques minutes, mon monde s’est effondré : tous mes repères ont disparu», se remémore-t-elle.

Regarder en face l’apartheid

32 mois pour les garçons. 24 pour les filles. Le service militaire est obli­ga­toire pour tous les Juifs et les Juives israélien·nes depuis la création de l’État en 1948, mais les « ultra­orthodoxes » peuvent béné­fi­cier d’une exemption (1). Les Palestinien·nes de natio­na­li­té israé­lienne, pour leur part, ne reçoivent pas d’ordre de conscrip­tion. En 2020, 8 % des garçons et 4 % des filles soumis·es à conscrip­tion ont été réformé·es pour indis­po­si­tions médicales ou psy­cho­lo­giques. Quelques autres enfin l’ont été durant leurs classes pour « mauvais com­por­te­ment ».

En 2020, sur près de 75 000 Israélien·nes mobi­li­sables qui avaient atteint l’âge de 18 ans, quatre ont refusé publi­que­ment d’obéir à leur ordre de conscrip­tion, sans pour autant sol­li­ci­ter d’exemption médicale, reli­gieuse ou psy­cho­lo­gique. Einat Gerlitz est l’une de ces objecteur·ices. À 19 ans, elle a été incar­cé­rée 87 jours dans une cellule du quartier des femmes de la prison militaire de Neve Tzedek, au nord de Tel Aviv, entre les mois d’août et de décembre 2022.

« J’ai d’abord envisagé de rejoindre une unité de combat pour éviter que cette place soit occupée par un ou une jeune raciste », raconte la jeune femme, cheveux châtains coupés court et lunettes cerclées de plastique bleu lui mangeant la moitié du visage. Mais Einat Gerlitz a fina­le­ment considéré que le problème ne venait pas des individus, mais d’un système. « Que l’on soit envoyé au combat ou affecté à un poste de secré­taire ou d’infirmière, tous ces secteurs font fonc­tion­ner l’armée, qui est l’outil principal du système d’oppression des Palestiniens », tranche-t-elle.

Einat Gerlitz fait partie des quatre Israélien·nes mobilisables qui, en 2020, ont refusé publiquement d’obéir à leur ordre de conscription, sans solliciter d’exemption médicale, religieuse, ou politique. Photo prise au printemps 2023, à Jaffa. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Einat Gerlitz fait partie des quatre Israélien·nes mobi­li­sables qui, en 2020, ont refusé publi­que­ment d’obéir à leur ordre de conscrip­tion, sans sol­li­ci­ter d’exemption médicale, reli­gieuse, ou politique. Photo prise au printemps 2023, à Jaffa. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Comme les autres objec­trices de conscience ren­con­trées pour ce reportage, elle souligne le rôle décisif qu’a joué sa rencontre avec les Palestinien·nes. « La sépa­ra­tion entre les Juifs et les Palestiniens est très forte ici. Dans mon lycée, nous n’étions que des Juifs. C’est pendant les mani­fes­ta­tions pour le climat en 2018 que je me suis fait des amies pales­ti­niennes. Au cours de nos dis­cus­sions, j’ai pris conscience que mon expé­rience était tota­le­ment dif­fé­rente de la leur, alors que nous vivons dans la même ville et qu’elles disposent de la citoyen­ne­té israé­lienne comme moi. » Pour l’adolescente, c’est le déclic. Elle s’informe via les réseaux sociaux et discute avec ses parents, uni­ver­si­taires, proches de la gauche libérale, « mais très éloignés du mili­tan­tisme », précise Einat Gerlitz. Pour prendre le temps de la réflexion, à la sortie du lycée, elle s’engage comme bénévole dans un kibboutz (2) : cela repousse d’un an son appel sous les drapeaux et lui permet d’expérimenter son attrait pour le travail de la terre. À son retour, sa décision est prise.

Einat Gerlitz veut inter­pel­ler les jeunes Israélien·nes, les pousser à regarder en face « la colo­ni­sa­tion, mais aussi l’apartheid qu’Israël fait subir aux Palestiniens ». Au fil des entre­tiens, la jeune femme insiste et répète : « Oui, on fait de la prison, mais c’est incom­pa­rable avec la répres­sion que subissent les Palestiniens et Palestiniennes, y compris les enfants : nous avons le choix de soutenir ou de dénoncer l’armée et les crimes que commet notre État. »

Une armée glorifiée en Israël

À la gare de Jérusalem, chaque jeudi à partir du milieu d’après-midi, le regard étranger est frappé par la routine qui ouvre le week-end. À mesure que le soleil décline appa­raissent des groupes d’adolescent·es en uniforme, sacs au dos et, parfois, arme auto­ma­tique en ban­dou­lière. Les tout·es jeunes soldat·es rentrent dans leur famille. Cette visi­bi­li­té de l’armée dans l’espace public n’est pas acci­den­telle, elle est même encou­ra­gée : certains musées nationaux offrent l’entrée aux soldats qui se pré­sentent en uniforme.

En primaire, les écoles orga­nisent des collectes de dessins à des­ti­na­tion des soldats. Puis dès le collège, les enfants se ques­tionnent sur l’unité militaire qu’ils sou­haitent rejoindre. Des cours par­ti­cu­liers préparent celles et ceux qui le sou­haitent – et qui en ont les moyens –, aux tests physiques et théo­riques pour intégrer les secteurs d’élite. En Israël, la question : « Et toi, où as-tu servi dans l’armée ? » est la première que l’on pose à chaque nouvelle rencontre, tout au long de la vie.

S’il n’est pas simple de rompre avec le statu quo mili­ta­riste, le mouvement des objecteur·ices de conscience se maintient dans le paysage politique depuis près de quarante ans. Partagée sur les réseaux sociaux, l’expérience de Raz Bar-David Varon a nourri l’engagement d’Einat Gerlitz, qui à son tour a inspiré Sofia Orr, 17 ans. « Je sais que cela va influen­cer toute ma vie, mais je préfère aller en prison plutôt que servir dans cette armée raciste et coloniale », déclare l’adolescente aux grands yeux verts. Fille d’une ensei­gnante et d’un artiste, elle veut rompre avec le sentiment d’impuissance qui l’habite. « Refuser de faire son service, c’est l’opportunité de faire entendre une voix opposée à ce que l’on apprend à l’école qui, au pire, nie l’existence des Palestiniens, et au mieux parle de “conflit”. Comme si Juifs et Palestiniens se trou­vaient à égalité ! », s’indigne la jeune fille. Plutôt qu’un sacrifice, Sofia Orr envisage l’insoumission militaire comme une oppor­tu­ni­té. « Je ne pourrai avoir cet impact qu’une seule fois dans ma vie, et je considère que c’est le minimum que je puisse faire. »

Depuis 2014, l’ONG Mesarvot – qui signifie « celles qui refusent » en hébreu – coordonne les objecteur·ices de conscience et tente de média­ti­ser leur cause. La loi inter­di­sant l’appel à l’insoumission militaire et la diffusion des témoi­gnages la contraint à avancer pru­dem­ment. Pour éviter les pour­suites et la fermeture admi­nis­tra­tive, l’association se présente comme un réseau de « déso­béis­sance civile contre la colo­ni­sa­tion et l’apartheid », sans plus de détails. Elle met des res­sources juri­diques et humaines à la dis­po­si­tion de quiconque souhaite se sous­traire à l’appel. Et surtout, elle joue les porte-voix des jeunes qui exposent leurs moti­va­tions – per­son­nelles et poli­tiques – sous la forme de lettres ouvertes rédigées à la première personne. Pour Shahar Perets, 20 ans, s’exprimer au « je » a été l’occasion de dépasser sa timidité, qu’elle attribue en partie au fait d’être une femme. Après avoir désobéi en 2021, elle a effectué plusieurs séjours en prison militaire avant d’obtenir son exemption. « Non seulement j’ai appris à donner mon avis et à m’exposer, mais j’ai aussi appris à faire respecter ce “non”. Malgré les nom­breuses critiques, je me sens bien plus forte aujourd’hui, capable de diriger ma vie, de faire mes propres choix. »

Féminisme et « pink washing »

Un moment de prise de conscience féministe qui ne doit rien au hasard, si l’on en croit les ani­ma­trices de Mesarvot. « Je suis très contente que notre structure porte ce nom “celles qui refusent” au féminin pluriel, alors qu’il n’y a pas que des femmes dans notre orga­ni­sa­tion ! se réjouit Einat Gerlitz, la jeune femme aux lunettes bleues. Pour une fois, ce sont les hommes qui sont invi­si­bi­li­sés au nom d’une démarche col­lec­tive. » Le nom de l’organisation n’est pas un simple support de com­mu­ni­ca­tion, mais une manière d’imposer une rupture avec la concep­tion majo­ri­taire du féminisme en Israël. « L’armée est tellement centrale que la figure féministe reconnue ici, c’est Alice Miller (3), qui s’est battue en 1995 pour que les femmes puissent devenir pilotes dans l’armée », s’agace Yasmin Ritchie-Yahav, coor­di­na­trice de l’ONG.

Le fait que garçons et filles soient soumis·es aux obli­ga­tions mili­taires est conti­nuel­le­ment présenté comme une preuve de l’ouverture d’esprit de l’armée israé­lienne. « Je ne vois rien de féministe dans le fait qu’une femme gagne le droit d’aller bombarder Gaza, donc de bombarder aussi des femmes et des enfants », souffle Sofia Orr, la jeune femme qui s’apprête à refuser son appel. « Le féminisme, ce n’est pas l’égalité dans l’exercice de la domi­na­tion, c’est l’émancipation de toutes, y compris des femmes pales­ti­niennes », syn­thé­tise Einat Gerlitz, qui dénonce le « pink washing » israélien, soit le déploie­ment d’un discours public en faveur des droits des femmes et des personnes LGBT+, alors que la réalité se situe à l’opposé. « Les services de ren­sei­gne­ment israé­liens font régu­liè­re­ment chanter les Palestiniennes ou Palestiniens non hété­ro­sexuels, les menaçant de dévoiler leur orien­ta­tion sexuelle pour les contraindre à devenir des infor­ma­teurs », affirme la jeune femme.


« Le féminisme, ce n’est pas l’égalité dans l’exercice de la domi­na­tion, c’est l’émancipation de toutes, y compris des femmes pales­ti­niennes »

Einat Gerlit


Pour la théo­ri­cienne féministe israé­lienne Rela Mazali, il est clair que mas­cu­li­nisme et mili­ta­risme s’alimentent mutuel­le­ment. « En Israël, on attaque un poli­ti­cien en le traitant de “faible”, souligne la militante. On assoit une carrière sur un parcours militaire “exem­plaire”, c’est-à-dire meurtrier vis-à-vis des Palestiniens. » La société israé­lienne est tellement imbibée de culture mili­ta­riste que « la guerre et la pré­pa­ra­tion de la guerre sont envi­sa­gées comme du soin porté aux siens », explique la militante. Elle poursuit : « Les Juifs et Juives israé­liennes vivent dans un état de peur alimentée par les autorités poli­tiques, qui s’indignent d’un attentat pales­ti­nien tout en évitant sys­té­ma­ti­que­ment de nommer les violences exercées par l’État d’Israël. » Cette peur justifie la mul­ti­pli­ca­tion des permis de port d’armes indi­vi­duels, ce qui expose les femmes juives à plus de risques de décès au sein de leur foyer. Lesquelles sont sys­té­ma­ti­que­ment encou­ra­gées à devenir mères pour soutenir l’effort démo­gra­phique et entre­te­nir une majorité juive. « Ce faisant, elles acceptent aussi d’élever de futurs soldats et soldates », conclut Rela Mazali.

Le « privilège » de refuser la conscription

Forte d’une autonomie forgée dans son choix d’insoumission, Sharar Perets est partie plusieurs mois en Amérique du Sud. À son retour, elle a posé ses valises à Haïfa, « une ville où Juifs et Palestiniens se croisent, voire se ren­contrent ». Elle partage un petit appar­te­ment accroché aux pentes de la ville portuaire avec son compagnon. Lui exécute son service. « Tout le monde ne peut pas se permettre de refuser », regrette la jeune femme. Comme toutes celles que nous avons ren­con­trées, Shahar Perets tient à souligner que son choix a été rendu possible par sa position sociale privilégiée.

Shahar Perets, 20 ans, souligne que son choix a été rendu possible par sa position sociale privilégiée. Elle est photographiée à Haïfa. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Shahar Perets, 20 ans, souligne que son choix a été rendu possible par sa position sociale pri­vi­lé­giée. Elle est pho­to­gra­phiée à Haïfa. Photo : Haidi Motola pour La Déferlante

Mina*, la trentaine, est thé­ra­peute et bénévole au sein de l’ONG féministe et anti­mi­li­ta­riste israé­lienne New Profile. Elle a refusé de rejoindre l’armée la même année que Raz Bar-David Varon. Elle sait que pour certain·es, la déso­béis­sance n’est pas une option : « Pour les Juifs et juives issues des caté­go­ries les plus pauvres et dis­cri­mi­nées en Israël, l’armée est l’unique levier de pro­gres­sion sociale. » Les Juif et Juives éthiopien·nes ou arabes (4) mais aussi les personnes LGBT+ sont nom­breuses à espérer gagner du respect – et faire sauter le plafond de verre – en répondant à l’appel militaire. Dans les faits, toutes ces minorités subissent des violences racistes, homo­phobes, trans­phobes ou sexistes dans leurs unités qui les poussent souvent vers la sortie. D’autres, au contraire, espèrent être exempté·es, non pour des raisons poli­tiques, mais pour continuer à tra­vailler et soutenir leur famille finan­ciè­re­ment. Loin d’être enga­geantes, les soldes s’élèvent à un tiers du salaire minimum israélien. La situation éco­no­mique : voilà l’autre grand motif d’inégalité entre les appelé·es. « Pour refuser publi­que­ment de servir, il faut être sûr que sa famille peut financer ses études, car certaines bourses uni­ver­si­taires ne s’obtiennent qu’à travers l’armée, rappelle Mina. Il faut disposer d’un capital social sécu­ri­sant et pouvoir se permettre de ne pas tra­vailler durant les mois passés en prison. »

Yasmin Ritchie-Yahav, la coor­di­na­trice de Mesarvot, s’est sous­traite au service militaire en 2019. Elle affirme aujourd’hui vouloir « mettre son privilège au service des luttes aux côtés des Palestinien·nes ». À 22 ans, elle suit déjà les pas de sa mère, salariée d’une ONG israé­lienne de défense des droits humains, et s’accommode de l’idée qu’elle « sera militante toute [sa] vie ». Parce qu’elle veut « prendre soin du vivant », Einat Gerlitz se voit écologue ou agri­cul­trice. Shahar Perets, elle, voudrait devenir « tra­vailleuse sociale dans une structure où le respect des droits des Palestinien·nes tient une place impor­tante ». Après quinze ans de vie militante, Raz Bar-David Varon est quant à elle gagnée par un fort sentiment d’échec face à une société israé­lienne qui, selon elle, s’enfonce dans ses obses­sions iden­ti­taires. Elle s’en désole, car « les rangs des anti­co­lo­nia­listes se renou­vellent sans jamais, pour autant, s’étoffer ».

Face au gouvernement d’extrême droite, un bloc anti-apartheid

Redevenu Premier ministre après les élections légis­la­tives de novembre 2022, Benyamin Nétanyahou dirige aujourd’hui le gou­ver­ne­ment le plus à droite de l’histoire d’Israël, avec, à la tête de minis­tères clés, plusieurs figures de l’extrême droite juive supré­ma­ciste, actives dans le mouvement des colons.

Le résultat a été immédiat : 176 Palestiniens et Palestiniennes ont été tué·es par l’armée ou des civils israé­liens entre le 1er janvier et le 26 juin 2023 (contre 66 sur la même période en 2022) et presque 500 raids de colons recensés. Ces groupes armés de civils israé­liens vivant dans les colonies de Cisjordanie, partisan·es du « Grand Israël », sou­haitent, par la violence, supprimer toute présence pales­ti­nienne en Cisjordanie et en obtenir ainsi l’annexion. L’armée régulière les accom­pagne et les protège. Benyamin Nétanyahou qualifie ces raids d’« actes d’autodéfense » et semble même les encou­ra­ger, en recon­nais­sant régu­liè­re­ment de nouvelles colonies.

Depuis début janvier 2023, le gou­ver­ne­ment israélien est engagé dans un bras de fer avec l’opinion autour d’un important projet de réforme du système judi­ciaire ayant pour objectif de diminuer le pouvoir de la Cour suprême israé­lienne. Des centaines de milliers de personnes se sont mobi­li­sées dans les grandes villes pour « défendre la démo­cra­tie ».

Lorsque nous les avons ren­con­trées en janvier 2023 à Tel Aviv, Haïfa et Jérusalem, les femmes qui témoignent dans cet article refu­saient de joindre leurs voix à ces ras­sem­ble­ments ne remettant pas en cause la politique israé­lienne d’occupation et d’apartheid. Au fil des semaines, certaines ont pourtant rejoint le « Bloc anti-apartheid » du mouvement, qui regroupe un millier de personnes tentant de rompre le statu quo colonial en exigeant « justice et égalité pour tous·tes, de la mer au Jourdain » et affirmant qu’il n’existe « pas de démo­cra­tie sous occu­pa­tion ». Ces slogans leur attirent les foudres et les coups de nombreux groupes de manifestant·es.

Sarah Benichou

Sarah Benichou est his­to­rienne et politiste de formation, jour­na­liste indé­pen­dante, membre du collectif Youpress. Elle s’intéresse à l’extrême droite, au colo­nia­lisme, aux expé­riences juives et aux liens qu’entretiennent les femmes avec les instances de pouvoir.

 


(1) La pratique reli­gieuse des ultra-orthodoxes est incom­pa­tible avec la mixité de genre imposée par l’armée.

(2) Héritiers des colonies agricoles col­lec­ti­vistes de la jeunesse sioniste de gauche, au xixe siècle, les kibboutz sont aujourd’hui des villages organisés de manière collective.

(3) Alice Miller, née en 1972, est une figure de référence du féminisme en Israël. Exclue d’office, en tant que femme, du concours d’entrée de l’armée de l’air, elle avait obtenu en 1995 devant la Haute Cour de justice, l’ouverture de ces unités d’élite aux femmes.

(4) Les Juifs et Juives arabes sont désigné·es par le terme « Mizrahim » en Israël, englobant les com­mu­nau­tés juives ori­gi­naires du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie centrale.

* Le prénom a été modifié.

Habiter : brisons les murs

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°11 Habiter, en août 2023. Consultez le sommaire

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