#MeToo vu par Rokhaya Diallo : « Le féminisme occidental invisibilise les contributions des femmes non blanches »

Publié le 16/09/2022
Marla Aufmuth / TED creative commons
Alors qu’on célèbre un peu partout l’anniversaire du mouvement #MeToo, la newsletter de La Déferlante donne, pour trois numéros, la parole à des personnalités féministes. Que représente ce hashtag pour elles ? Que retiennent-elles de cette séquence politique ? Première à nous livrer son ressenti, la journaliste, autrice et réalisatrice Rokhaya Diallo donne un grand coup de pied dans la fourmilière féministe : #MeToo est une histoire bien plus ancienne qu’on ne le croit. 

À l’automne 2017, comme nombre d’entre nous, j’ai été agréa­ble­ment surprise de voir le nom de l’actrice états-unienne Alyssa Milano ressurgir dans l’actualité à la faveur du mouvement #MeToo. Alors qu’elle incitait les victimes de violences sexuelles à se signaler dans un mouvement d’expression col­lec­tive sous le hashtag #MeToo, j’assistais à la trans­for­ma­tion de celle qui avait été la star télévisée de mon ado­les­cence en icône féministe planétaire.

En réalité Alyssa Milano n’avait rien inventé. Une décennie aupa­ra­vant, Tarana Burke, une tra­vailleuse sociale noire ori­gi­naire de Harlem, investie dans des ter­ri­toires bien éloignés de ceux où gravite l’actrice, avait déjà réuni de nom­breuses victimes de violences autour de ce cri contes­ta­taire : « Moi aussi » [lire à ce sujet le récit d’Axelle Jah Njiké dans le numéro 5 de La Déferlante].

J’ai beau connaître ce mécanisme par cœur, la révolte ne me quitte pas : l’histoire du féminisme dit « occi­den­tal » est aussi l’histoire de l’invisibilisation des contri­bu­tions – pourtant ines­ti­mables – de femmes non blanches, et de manière générale issues de caté­go­ries mar­gi­na­li­sées. Une fois de plus, la narration média­tique nous dépos­sé­dait d’une occasion d’honorer une femme noire. Je me fais désormais le devoir d’associer son nom à toute évocation de #MeToo à laquelle je prends part.

Tarana Burke lors de la conférence TED Women en novembre 2018.

Tarana Burke lors de la confé­rence TED Women en novembre 2018. Crédit photo : Marla Aufmuth / TED creative commons

La naissance d’un mouvement d’é­du­ca­tion populaire pour amplifier la voix des victimes

Éducatrice, activiste, engagée contre les violences ins­ti­tu­tion­nelles depuis vingt ans, Tarana Burke fonde, en 2006 l’organisation Just Be Inc. afin d’accompagner les jeunes femmes noires dans leur accès à la santé.

Au cours d’un atelier, organisé en 2007, elle propose

à des lycéennes d’écrire «me too» sur une feuille de papier pour, en cas de besoin, demander de l’aide face à des violences sexistes. Alors qu’elle s’attend à ne recevoir que cinq ou six sol­li­ci­ta­tions, ce sont vingt femmes qui lui répondent « moi aussi » à l’unisson. Tarana Burke décide alors de créer le mouvement #MeToo sur MySpace. C’est la naissance d’un mouvement d’éducation populaire dont l’objectif est de «soutenir et amplifier la voix des victimes de violences sexuelles, d’agression et d’exploitation».

« L’HISTOIRE DU FÉMINISME OCCIDENTAL EST L’HISTOIRE DE L’INVISIBILISATION DES CONTRIBUTIONS DE FEMMES NON BLANCHES. »

Les moyens déployés (ateliers, orga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire…), sont pensés pour accom­pa­gner au plus près les victimes et créer de la soli­da­ri­té à travers le partage d’expérience. Tandis qu’Hollywood est à mille lieues d’envisager la prise de parole col­lec­tive des victimes de violences, une res­pon­sable asso­cia­tive anonyme parvient à faire parler de concert des femmes issues de classes défavorisées.

Avant de devenir un hashtag populaire (dont l’impérieuse nécessité n’est aucu­ne­ment contestée ici), #MeToo est donc, depuis longtemps, une ini­tia­tive destinée aux personnes les plus fra­gi­li­sées socia­le­ment. Mais c’est son expres­sion hol­ly­woo­dienne – à travers les voix de femmes blanches riches et célèbres – qui fait les gros titres en 2017. Au point que cette année-là, lorsque Time Magazine rend hommage aux lanceuses d’alerte du mouvement #MeToo avec sa cou­ver­ture sur les « per­son­na­li­tés de l’année », Tarana Burke n’y figure pas [même si elle figure dans les pages du magazine]. Elle est effacée de l’histoire offi­cielle, comme tant de femmes noires avant elle.

Une figure majeure du féminisme

Tarana Burke a pourtant compris, bien avant les autres, que les violences de genre sont présentes dans toutes les strates de la société, et que ses victimes sont extrê­me­ment nom­breuses. Son ini­tia­tive repose sur son propre vécu. Plus jeune, celle qui se qualifie de « sur­vi­vante » d’agression sexuelle s’est vue refoulée par une femme blanche dans un centre d’assistance aux victimes de viol, au prétexte qu’elle ne traitait que des cas de personnes envoyées par le com­mis­sa­riat. Intuitivement, elle comprend alors la nécessité d’un dis­po­si­tif capable de recueillir la parole de toutes les victimes, y compris celles qui ne fran­chi­ront jamais la porte d’un commissariat.

Tarana Burke me touche dans sa capacité à rendre concrète la notion de soli­da­ri­té sur le terrain grâce à la pratique de l’écoute active bien­veillante. Son credo, empo­werment through empathy (l’empouvoirment par l’empathie), donne aux victimes de violence la force de conjurer l’aliénation. Elle est indé­nia­ble­ment une figure majeure du féminisme. Au-delà de sa propre tra­jec­toire, elle nous rappelle combien il est néces­saire de défaire les logiques de pouvoir qui gan­grènent les mou­ve­ments fémi­nistes. Par ailleurs, si #MeToo est un épisode important des luttes pour les droits des femmes, les médias en ont fait avant tout une mobi­li­sa­tion occi­den­tale. Un discours qu’il est également néces­saire de déconstruire.

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Rokhaya Diallo

Journaliste, autrice et réalisatrice reconnue pour son travail en faveur des droits humains, elle travaille pour le Washington Post et le Guardian. Elle est chercheuse en résidence au centre de recherches Gender+ Justice. Initiative de l’université Georgetown à Washington. Dans le numéro Travailler, elle s’est entretenue avec Angela Davis. Voir tous ses articles