Alors qu’on célèbre un peu partout l’anniversaire du mouvement #MeToo, la newsletter de La Déferlante donne, pour trois numéros, la parole à des personnalités féministes. Que représente ce hashtag pour elles ? Que retiennent-elles de cette séquence politique ? Première à nous livrer son ressenti, la journaliste, autrice et réalisatrice Rokhaya Diallo donne un grand coup de pied dans la fourmilière féministe : #MeToo est une histoire bien plus ancienne qu’on ne le croit.
À l’automne 2017, comme nombre d’entre nous, j’ai été agréablement surprise de voir le nom de l’actrice états-unienne Alyssa Milano ressurgir dans l’actualité à la faveur du mouvement #MeToo. Alors qu’elle incitait les victimes de violences sexuelles à se signaler dans un mouvement d’expression collective sous le hashtag #MeToo, j’assistais à la transformation de celle qui avait été la star télévisée de mon adolescence en icône féministe planétaire.
En réalité Alyssa Milano n’avait rien inventé. Une décennie auparavant, Tarana Burke, une travailleuse sociale noire originaire de Harlem, investie dans des territoires bien éloignés de ceux où gravite l’actrice, avait déjà réuni de nombreuses victimes de violences autour de ce cri contestataire : « Moi aussi » [lire à ce sujet le récit d’Axelle Jah Njiké dans le numéro 5 de La Déferlante].
J’ai beau connaître ce mécanisme par cœur, la révolte ne me quitte pas : l’histoire du féminisme dit « occidental » est aussi l’histoire de l’invisibilisation des contributions – pourtant inestimables – de femmes non blanches, et de manière générale issues de catégories marginalisées. Une fois de plus, la narration médiatique nous dépossédait d’une occasion d’honorer une femme noire. Je me fais désormais le devoir d’associer son nom à toute évocation de #MeToo à laquelle je prends part.
Tarana Burke lors de la conférence TED Women en novembre 2018. Crédit photo : Marla Aufmuth / TED creative commons
La naissance d’un mouvement d’éducation populaire pour amplifier la voix des victimes
Éducatrice, activiste, engagée contre les violences institutionnelles depuis vingt ans, Tarana Burke fonde, en 2006 l’organisation Just Be Inc. afin d’accompagner les jeunes femmes noires dans leur accès à la santé.
Au cours d’un atelier, organisé en 2007, elle propose
à des lycéennes d’écrire « me too » sur une feuille de papier pour, en cas de besoin, demander de l’aide face à des violences sexistes. Alors qu’elle s’attend à ne recevoir que cinq ou six sollicitations, ce sont vingt femmes qui lui répondent « moi aussi » à l’unisson. Tarana Burke décide alors de créer le mouvement #MeToo sur MySpace. C’est la naissance d’un mouvement d’éducation populaire dont l’objectif est de « soutenir et amplifier la voix des victimes de violences sexuelles, d’agression et d’exploitation ».
« L’HISTOIRE DU FÉMINISME OCCIDENTAL EST L’HISTOIRE DE L’INVISIBILISATION DES CONTRIBUTIONS DE FEMMES NON BLANCHES. »
Les moyens déployés (ateliers, organisation communautaire…), sont pensés pour accompagner au plus près les victimes et créer de la solidarité à travers le partage d’expérience. Tandis qu’Hollywood est à mille lieues d’envisager la prise de parole collective des victimes de violences, une responsable associative anonyme parvient à faire parler de concert des femmes issues de classes défavorisées.
Avant de devenir un hashtag populaire (dont l’impérieuse nécessité n’est aucunement contestée ici), #MeToo est donc, depuis longtemps, une initiative destinée aux personnes les plus fragilisées socialement. Mais c’est son expression hollywoodienne – à travers les voix de femmes blanches riches et célèbres – qui fait les gros titres en 2017. Au point que cette année-là, lorsque Time Magazine rend hommage aux lanceuses d’alerte du mouvement #MeToo avec sa couverture sur les « personnalités de l’année », Tarana Burke n’y figure pas [même si elle figure dans les pages du magazine]. Elle est effacée de l’histoire officielle, comme tant de femmes noires avant elle.
Une figure majeure du féminisme
Tarana Burke a pourtant compris, bien avant les autres, que les violences de genre sont présentes dans toutes les strates de la société, et que ses victimes sont extrêmement nombreuses. Son initiative repose sur son propre vécu. Plus jeune, celle qui se qualifie de « survivante » d’agression sexuelle s’est vue refoulée par une femme blanche dans un centre d’assistance aux victimes de viol, au prétexte qu’elle ne traitait que des cas de personnes envoyées par le commissariat. Intuitivement, elle comprend alors la nécessité d’un dispositif capable de recueillir la parole de toutes les victimes, y compris celles qui ne franchiront jamais la porte d’un commissariat.
Tarana Burke me touche dans sa capacité à rendre concrète la notion de solidarité sur le terrain grâce à la pratique de l’écoute active bienveillante. Son credo, empowerment through empathy (l’empouvoirment par l’empathie), donne aux victimes de violence la force de conjurer l’aliénation. Elle est indéniablement une figure majeure du féminisme. Au-delà de sa propre trajectoire, elle nous rappelle combien il est nécessaire de défaire les logiques de pouvoir qui gangrènent les mouvements féministes. Par ailleurs, si #MeToo est un épisode important des luttes pour les droits des femmes, les médias en ont fait avant tout une mobilisation occidentale. Un discours qu’il est également nécessaire de déconstruire.
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