Sex Wars : quand les féministes se déchiraient sur la pornographie

Aux États-Unis, à la fin des années 1970 et lors de la décennie suivante, des mili­tantes se sont opposées, de manière parfois virulente, sur les questions sexuelles. Analysant la por­no­gra­phie comme la source prin­ci­pale des violences faites aux femmes, certaines fémi­nistes ont tenté de la faire interdire, au grand dam de leurs contra­dic­trices, qui y ont vu une dan­ge­reuse tentative de censure. Des « Sex Wars » qui résonnent encore aujourd’hui. 
Publié le 04/05/2025

Présenté comme un journal de bord collaboratif, le programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference est un document précieux : il témoigne de l’intense travail de préparation de la fameuse Conférence universitaire et féministe sur la sexualité organisée au Barnard College, le 24 avril 1982, événement marquant des Sex Wars. Crédit : Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.
Présenté comme un journal de bord col­la­bo­ra­tif, le programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist confe­rence est un document précieux : il témoigne de l’intense travail de pré­pa­ra­tion de la fameuse Conférence uni­ver­si­taire et féministe sur la sexualité organisée au Barnard College, le 24 avril 1982, événement marquant des Sex Wars. Crédit : Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and pro­duc­tion : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Gayle Rubin est une des pontes de la théorie féministe. Le genre de personnes dont les écrits sont tellement influents que des colloques sont organisés pour leur rendre hommage.

Comme celui de l’université de Pennsylvanie, qui, en 2009, célébrait les 25 ans de son article « Penser le sexe », géné­ra­le­ment considéré comme fondateur pour les études gays et les­biennes et la théorie queer. Lors de son discours d’ouverture, l’organisatrice du colloque, l’universitaire Heather Love, est revenue sur le contexte de publi­ci­sa­tion de ce fameux texte de Gayle Rubin, présenté dans une première version lors d’un colloque sur la sexualité au Barnard College, à New York, le 24 avril 1982. Cette journée est restée dans les annales : elle a vu l’une des alter­ca­tions les plus vives des « Sex Wars », cette série de polé­miques autour de la sexualité qui ont déchiré les fémi­nistes états-uniennes à la fin des années 1970 et pendant les années 1980.

Trop jeune pour y avoir assisté, Heather Love raconte dans son allo­cu­tion de 2019 qu’elle a bien peur d’avoir raté un moment clé de l’histoire du féminisme… Gayle Rubin – dans la salle ce jour-là – est étonnée. Regretter de ne pas avoir été au colloque de Barnard ? « Pour ma part, je nourris un sentiment d’horreur d’avoir été là », explique-t-elle dans son texte « Blood under the bridge1 » : « Comme beaucoup d’autres qui ont été impli­quées dans les Sex Wars, j’ai été pro­fon­dé­ment trau­ma­ti­sée par l’absence de toute forme de politesse féministe et le trai­te­ment venimeux réservé à celles qui ne sou­te­naient pas l’orthodoxie anti-porno. »

Que s’est-il passé lors de ce colloque au Barnard College pour que son souvenir en soit si dou­lou­reux ? Cette journée était la neuvième édition de la très sérieuse Scholar and feminist confe­rence, organisée tous les ans depuis 1974 par le Women’s Center de la faculté de Barnard, elle-même affiliée à l’université Columbia à New York. Cette année-là, le thème choisi, « Pleasure and danger », est une manière d’exprimer le fait que, pour les femmes, la sexualité est à la fois source de plaisir et de danger.

Table ronde « Politically correct/Politically incorrect sexuality » (Sexualité politiquement correcte/politiquement incorrecte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference au Barnard College. Les intervenantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nestle, Dorothy Allison, Mirtha N. Quintanales, et Jan Boney (animatrice). Crédit : Morgan Gwenwald / Collection Lesbian Herstory Archives.
Table ronde « Politically correct/Politically incorrect sexuality » (Sexualité poli­ti­que­ment correcte/politiquement incor­recte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neuvième édition de la Scholar and feminist confe­rence au Barnard College. Les inter­ve­nantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nestle, Dorothy Allison, Mirtha N. Quintanales, et Jan Boney (ani­ma­trice).
Crédit : Morgan Gwenwald / Collection Lesbian Herstory Archives.

Le « Barnard Sex Scandal »

À l’époque, les discours sur les violences sexuelles prennent de plus en plus de place dans les sphères fémi­nistes, et le but de l’anthropologue Carole Vance, la prin­ci­pale orga­ni­sa­trice du colloque, est de visi­bi­li­ser aussi l’expression féminine du désir. Pendant plusieurs mois, elle travaille avec une trentaine de femmes à l’élaboration d’un programme très diver­si­fié qui propose prises de parole, workshops ou encore lectures de poésie.

Avec plus de 800 inscrit·es, la rencontre s’annonce comme un succès. Mais, quelques jours avant, l’administration du Barnard College commence à recevoir des appels télé­pho­niques alar­mistes de mili­tantes fémi­nistes qui s’opposent à la tenue de l’événement, estimant que des « déviantes » en ont pris le contrôle et qu’elles vont y faire la promotion de valeurs patriar­cales. Dans les bureaux de la direction, c’est la panique. La pré­si­dente de Barnard craint notamment de se mettre à dos la fondation Helena Rubinstein, men­tion­née en tant que mécène dans le fascicule de pré­sen­ta­tion du colloque : elle décide donc de confis­quer celui-ci.

Ce geste de censure va contri­buer à donner au colloque des airs de bataille rangée. Car le jour J, en arrivant au Barnard College, ce n’est pas ce programme illus­trant la richesse et la diversité des thèmes abordés que les par­ti­ci­pantes vont recevoir, mais des tracts dis­tri­bués par des mili­tantes s’opposant à l’événement. Arborant des t‑shirts avec les slogans « Pour une sexualité féministe » sur la poitrine et « Contre le SM » (pour « sado­ma­so­chisme ») sur le dos, elles reprochent à la confé­rence d’invisibiliser le point de vue d’une majorité de fémi­nistes sur la por­no­gra­phie, et de « soutenir une petite partie du mouvement qui contribue au backlash contre les fémi­nistes radicales ». Le pamphlet est signé par trois groupes de fémi­nistes radicales : Women Against Pornography (WAP), Women Against Violence Against Women (WAVAW) et New York Radical Feminists.

Extrait du programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference. Cette page évoque le groupe Samois, le tout premier groupe sadomasochiste lesbien, et illustre les débats sur la pornographie et la sexualité ayant eu lieu au Barnard College.
Diary of a Conference on Sexuality © 1982 Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.
Extrait du programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist confe­rence. Cette page évoque le groupe Samois, le tout premier groupe sado­ma­so­chiste lesbien, et illustre les débats sur la por­no­gra­phie et la sexualité ayant eu lieu au Barnard College.
Crédit photo : Diary of a Conference on Sexuality © 1982 Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and pro­duc­tion : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.

Trois sujets majeurs res­sortent de leur texte. Tout d’abord, la question de la por­no­gra­phie, analysée par ces fémi­nistes comme l’une des causes des violences contre les femmes, si ce n’est la cause prin­ci­pale. Puis le sado­ma­so­chisme, qu’elles consi­dèrent comme une forme de brutalité misogyne, y compris quand il est pratiqué entre femmes de manière désirée. Et enfin, les couples lesbiens butch/fem2, vus comme une réité­ra­tion des « rôles sexuels masculin/féminin qui sont la fondation psy­cho­lo­gique du patriar­cat ».

Le ton du tract est infamant. Plusieurs femmes sont nommément mises en cause, notamment Gayle Rubin pour son impli­ca­tion dans le groupe lesbien SM Samois, ou encore l’écrivaine Dorothy Allison, cofon­da­trice du collectif Lesbian Sex Mafia, qui se veut un espace d’échange autour de la sexualité. Stigmatisées pour leurs pratiques sexuelles réelles ou supposées, « toutes les personnes ainsi désignées en ont subi les consé­quences, constate l’organisatrice du colloque, l’anthropologue Carole Vance, inter­viewée en février 2025 par La Déferlante. Elles ont été écartées de tables rondes, se sont vu refuser des emplois… Moi-même, je n’ai jamais pu obtenir de poste dans le domaine des études fémi­nistes. Même plusieurs années après, une pro­fes­seure en études fémi­nistes m’a dit : “Vous auriez été parfaite, mais vous faites trop polémique.” »

Dans son ouvrage Peau, Dorothy Allison décrit comment des « appels télé­pho­niques anonymes » sont passés à son employeur, « demandant [qu’elle soit] virée ». « Même pour celles d’entre nous qui avions des passés d’activistes poli­tiques […], la honte, la peur et la culpa­bi­li­té qui suivirent le Barnard Sex Scandal […] furent tout sim­ple­ment écrasantes. »

Des années de polémiques

Par son reten­tis­se­ment, le colloque de Barnard est souvent décrit comme l’épisode qui a déclenché les Sex Wars, mais celles-ci avaient, en réalité, commencé quelques années plus tôt, sur la Côte ouest, et plus spé­ci­fi­que­ment à San Francisco. Certaines fémi­nistes s’intéressent à ce moment-là de plus en plus à la por­no­gra­phie et au rôle qu’elle joue dans l’éducation misogyne des hommes. Une première asso­cia­tion anti-porno est créée en 1977, Women Against Violence in Pornography and Media (WAVPM). Les premiers accro­chages ont bientôt lieu avec un autre jeune collectif de la ville : Samois, le tout premier groupe lesbien SM. WAVPM lui reproche de faire la promotion du SM – et donc, selon leur grille de lecture, des violences contre les femmes – tandis que Samois s’offusque de la façon dont WAVPM associe des pratiques librement consen­ties à de la por­no­gra­phie vio­lem­ment misogyne. Sont alors posées les bases du conflit qui enflam­me­ra bientôt l’ensemble du mouvement féministe du pays.

Bientôt les idées de WAVPM essaiment, et un autre collectif est lancé sur la Côte est, à New York, en 1978 : Women Against Pornography (WAP) – dont les membres vont mani­fes­ter à Barnard quelques années plus tard. Au même moment, le magazine porno Hustler publie une cou­ver­ture polémique repré­sen­tant un hachoir à viande, dans lequel est passé un corps de femme nue. Une image insup­por­table pour de nom­breuses mili­tantes. « Ce numéro de Hustler a vraiment agi comme un cata­ly­seur pour notre mouvement, se remémore pour La Déferlante Dorchen Leidholdt, une des figures prin­ci­pales de WAP. Ça nous a amenées à nous pencher sur les contenus que pro­dui­sait l’industrie du porno et sur leur impact sur les attitudes des hommes. »

Manifestantes du collectif Women Against Pornography (WAP, Femmes contre la por­no­gra­phie) à Times Square, New York, le 20 octobre 1979. Ce collectif de fémi­nistes a eu une grande influence sur les mou­ve­ments anti-pornographie des années 1970–1980.
Crédit : Barbara Alper / Getty images

Comme l’indique le nom du collectif, pour ces mili­tantes, combattre le porno devient une priorité. En 1983, l’année suivant la confron­ta­tion à Barnard, cette lutte prend un tour nouveau avec un projet de légis­la­tion anti-porno à Minneapolis (Minnesota). Tout commence quand la ville organise des consul­ta­tions en vue de res­treindre la présence des sex-shops et invite deux célèbres fémi­nistes : l’essayiste Andrea Dworkin et l’avocate Catharine MacKinnon. Celles-ci s’opposent aux vieilles lois mora­listes sur l’« obscénité », héritées du XIXe siècle, qui sont utilisées pour tenter de réguler la por­no­gra­phie. Elles proposent une tout autre approche, qui analyse la por­no­gra­phie comme une forme de dis­cri­mi­na­tion sexiste. Il ne s’agit plus de permettre aux pro­cu­reurs d’engager des pour­suites pénales contre les vendeurs de pro­duc­tions jugées obscènes, mais de passer une Civil Rights Ordinance, l’équivalent états-unien d’une déli­bé­ra­tion muni­ci­pale, pour permettre aux femmes qui s’estiment lésées par ces contenus – notamment celles qui y ont été filmées ou pho­to­gra­phiées – d’engager des pour­suites au civil pour en obtenir la saisie, et de prétendre à des dommages et intérêts.

L’idée séduit les membres du conseil municipal, qui demandent à Catharine MacKinnon de rédiger une pro­po­si­tion de texte. L’avocate organise alors une série d’auditions, dont le but est de montrer comment la por­no­gra­phie affecte les femmes. De nom­breuses victimes de violences sexuelles viennent témoigner. Bientôt, l’initiative de Minneapolis attire les médias au-delà de l’État du Minnesota. Convaincu, le conseil municipal vote le texte élaboré par MacKinnon à deux reprises, en décembre 1983 puis en juillet 1984. Mais chaque fois, le maire, un démocrate pro­gres­siste qui salue pourtant cette volonté de chan­ge­ment, met son veto, craignant que cette nouvelle légis­la­tion ne malmène la liberté d’expression, protégée par le premier amen­de­ment de la Constitution.

Les Sex Wars en 5 dates

1977

Création à San Francisco de Women Against Violence in Pornography and Media (WAVPM), première asso­cia­tion anti-porno.

1982

24 avril Colloque au Barnard College. Les oppo­si­tions se cris­tal­lisent autour de la por­no­gra­phie, des relations sado­ma­so­chistes et lesbiennes.

1983

À Minneapolis (Minnesota), débats autour d’un projet de légis­la­tion muni­ci­pale anti-porno.

1986

La déli­bé­ra­tion d’Indianapolis (Indiana), inspirée du projet de Minneapolis, est déclarée inconstitutionnelle.

1992

Vote par la Cour suprême du Canada de la décision R. c. Butler, qui reprend les arguments anti-porno évoqués Minneapolis.

Bien qu’infructueuse, cette tentative donne des idées à d’autres muni­ci­pa­li­tés, comme Indianapolis, dans l’Indiana. Son maire n’a pourtant, lui, rien de féministe : c’est un pasteur pres­by­té­rien, membre du parti répu­bli­cain. Mais si les arguments fémi­nistes peuvent l’aider dans sa lutte contre la por­no­gra­phie, alors pourquoi pas ? Cette fois, le texte est avant tout soutenu par des asso­cia­tions locales de voisinage et de lutte contre l’immoralité. À peine est-il voté qu’il est attaqué en justice par une coalition d’éditeurs, qui lui reprochent d’enfreindre le droit à la liberté d’expression. Ils sont soutenus dans leur démarche par l’American Civil Liberties Union (Aclu), une asso­cia­tion très impor­tante aux États-Unis, qui veille farou­che­ment au respect des libertés civiles.

Des positions irréconciliables

Cette légis­la­tion est attaquée aussi par une partie du camp féministe, qui ne voit pas d’un bon œil l’idée de s’en remettre à des juges fort peu fémi­nistes pour évaluer ce qui doit être interdit ou non. D’autant plus que l’initiative a reçu le soutien de groupes religieux fon­da­men­ta­listes… En 1985, plusieurs mili­tantes montent donc la Feminist Anti-Censorship Taskforce (Fact) pour mobiliser contre cette loi. Parmi elles, on retrouve Carole Vance, ou encore l’avocate Nan D. Hunter, qui explique à La Déferlante : « Dans cet arrêté, la défi­ni­tion de ce qui pouvait être un contenu sexuel­le­ment explicite était si large qu’elle faisait prendre le risque d’éliminer tout discours féminin sur la sexualité… »

Fact adresse à la cour d’appel qui doit juger l’affaire un document, signé par plus de 200 fémi­nistes (dont les très res­pec­tées Betty Friedan, Adrienne Rich ou encore Kate Millet), qui propose des arguments juri­diques et – surtout – fémi­nistes s’opposant à la démarche. « Les médias adoraient dépeindre la situation comme s’il y avait d’un côté les fémi­nistes et de l’autre les défen­seurs des libertés indi­vi­duelles et du premier amen­de­ment. Je crois que nous avons réussi à démontrer qu’il y avait des raisons fémi­nistes de s’opposer à cette légis­la­tion », commente Nan D. Hunter.

L’intervention de Fact est vécue comme une trahison par certaines mili­tantes anti-porno, qui reprochent à leurs oppo­santes de s’allier avec les por­no­graphes. Une fois de plus, les positions sont irré­con­ci­liables. « Le mouvement noir a ses oncles Tom3. Le mouvement syndical a ses briseurs de grève. Le mouvement des femmes a Fact », écrit ainsi Catharine MacKinnon4. « Certaines réactions ont été vraiment horribles, se souvient Nan D. Hunter. On m’a même traitée de violeuse. »

Rassemblement de membres du collectif Feminist Anti-Censorship Taskforce le 21 janvier 1986, à l’occasion d’une réunion de la commission sur la pornographie du procureur général des États-Unis, à New York. Le collectif a été créé un an plus tôt pour protester contre un projet de loi anti-pornographie.
Crédit : David Bookstaver / AP / SIPA
Rassemblement de membres du collectif Feminist Anti-Censorship Taskforce le 21 janvier 1986, à l’occasion d’une réunion de la com­mis­sion sur la por­no­gra­phie du procureur général des États-Unis, à New York. Le collectif a été créé un an plus tôt pour protester contre un projet de loi anti-pornographie.
Crédit : David Bookstaver / AP / SIPA

En 1986, la déli­bé­ra­tion d’Indianapolis, rédigée avec l’aide de MacKinnon, est fina­le­ment déclarée incons­ti­tu­tion­nelle par la cour d’appel. Ce qui met un coup d’arrêt définitif à cette stratégie légis­la­tive. Les Sex Wars s’essoufflent alors peu à peu. En 1992, l’approche juridique de MacKinnon a tout de même inspiré la décision R. c. Butler de la Cour suprême du Canada. La Cour y réin­ter­prète les lois cana­diennes sur l’obscénité : elle estime que celles-ci sont incons­ti­tu­tion­nelles quand elles se basent sur des motifs moraux, comme c’était le cas jusque-là, mais qu’elles sont consti­tu­tion­nelles lorsqu’elles sont utilisées contre un contenu dégradant pour les femmes, assi­mi­lable à un discours de haine. Cette évolution est saluée comme une victoire féministe dans certains cercles pro­gres­sistes et dans le magazine féministe états-unien Ms. Magazine. Mais les fémi­nistes du camp d’en face ne se sont pas fait prier pour relever que, après cette évolution de la juris­pru­dence, une des toutes premières pour­suites a visé une librairie LGBTQIA+ de Toronto parce qu’elle vendait le magazine érotique lesbien Bad Attitude, désormais suspecté d’obscénité. Un « je te l’avais bien dit » au goût amer…

Par la suite, observe la cher­cheuse Cornelia Möser, qui a étudié les Sex Wars pour son ouvrage Libérations sexuelles5, « on a assisté dans les milieux fémi­nistes à une sorte de partage du travail entre, d’un côté, celles et ceux qui se sont occupé·es de lutter contre les violences sexuelles et, de l’autre, celles et ceux qui ont faire vivre cette culture appelée “prosexe”, ou “sex­po­si­tive” » (consulter notre glossaire de concepts ci-dessous). L’universitaire remarque que, en France, « il n’y a pas eu de grande campagne comme aux États-Unis » pour lutter contre la por­no­gra­phie. C’est un sujet connexe, la pros­ti­tu­tion, qui a ouvert des lignes de fractures qui rap­pellent celles des Sex Wars états-uniennes. Les débats au sein des mou­ve­ments fémi­nistes français autour de la loi dite de lutte contre le système pros­ti­tu­tion­nel en 2016 ont donné lieu à des échanges très vifs entre mili­tantes, qui n’ont pas manqué de laisser des traces.

Féministes « prosexe » contre féministes « antisexe » ?

Dans les polé­miques fémi­nistes autour de la sexualité, les fémi­nistes dites « prosexe » (ou du « féminisme sex­po­si­tif ») s’opposent à celles qui militent contre la por­no­gra­phie ou la pros­ti­tu­tion. Le terme « prosexe » est apparu en 1981, avec l’article du Village Voice « Lust horizons: is the women’s movement pro-sex? », d’Ellen Willis (l’une des femmes attaquées dans le flyer polémique distribué lors du colloque du Barnard College). La jour­na­liste y appelle de ses vœux une analyse féministe du désir, délestée de tout puri­ta­nisme. La for­mu­la­tion s’est imposée pour désigner ce courant, apparu dans les années 1980, qui milite pour la réap­pro­pria­tion
des questions sexuelles par les femmes. L’expression a cependant le défaut d’être cari­ca­tu­rale. « Je n’ai jamais utilisé le terme “prosexe”, car cela aurait impliqué que l’autre camp était “antisexe”, ce qui est une forme d’attaque per­son­nelle », explique Carole Vance, l’organisatrice du colloque à Barnard. À l’époque, Vance et ses consœurs utilisent dans leurs textes des expres­sions telles que « sex-radicals feminists » – qu’on pourrait traduire par « fémi­nistes radicales sur la sexualité », ou encore « anti-anti-pornographie » (« ce qui
était un peu difficile à dire »
, concède-t-elle).

Du côté de celles qui veulent encadrer la por­no­gra­phie ou abolir la pros­ti­tu­tion, on ne goûte pas vraiment cette dicho­to­mie pro- vs antisexe. « L’expression “antisexe” est en grande partie une vieille insulte misogyne, créée par les hommes pour punir les femmes rebelles de ne pas faire ce qu’ils voulaient que nous fassions », estime ainsi Dorchen Leidholdt dans son texte « When women defend por­no­gra­phy ». Pour elle, « cette étiquette “antisexe” qu’on [leur] a accolée devrait en réalité se lire : “contre l’oppression sexuelle des femmes”. »


  1. Gayle Rubin, « Blood under the bridge. Reflections on “Thinking sex” », in Deviations, Duke University Press, 2012. ↩︎
  2. Une butch est une lesbienne dont l’apparence renvoie aux codes tra­di­tion­nel­le­ment associés à la mas­cu­li­ni­té. À l’inverse, une lesbienne fem reven­dique plutôt des codes liés à la féminité. ↩︎
  3. Issu du roman La Case de l’oncle Tom (1852), qui dépo­li­tise fortement la question de l’esclavage, l’oncle Tom est perçu à partir des années 1960 comme l’archétype du per­son­nage noir cherchant à gagner l’approbation des Blancs. ↩︎
  4. Catharine A. MacKinnon, « Liberalism and the death of feminism », The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, codirigé par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond, Teachers’ College Press, 1990. ↩︎
  5. Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées fémi­nistes et queers
    sur la sexualité
    , La Découverte, 2022. ↩︎

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Marie Kirschen

Marie Kirschen est journaliste, spécialiste des questions féministes et LGBT+. En 2021, elle a publié Herstory, Histoire(s) des féminismes chez La Ville brûle. Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.