Feuilles qui bruissent dans les arbres, silence de mort, béton à l’odeur détrempée. J’avance prudemment dans la morosité paisible de la rue, sous le ciel clair de la nuit. J’ai gardé mes vieux réflexes, évidemment : je me retourne à intervalles réguliers, je serre entre mes doigts ma clé comme un modeste poignard, mon pas ne souffre pas le ralentissement.
Je me souviens que je me défendais beaucoup : leurs mots, leurs gestes et leurs regards m’étaient insupportables. Un jour, deux mecs en voiture ont fait mine de m’écraser lorsque je traversais le passage piéton. Simplement pour s’amuser, simplement pour me faire peur. Le conducteur a accéléré d’un coup sec, avant d’exploser de rire, entraînant son coéquipier dans ce qui leur semblait être la blague du siècle. Les hommes ont l’humour si triste et si pauvre. De rage, épuisé par ces affronts répétés, j’ai commencé à cogner la voiture, à faire pleuvoir les coups de pied sur le pare-chocs. Très vite, ils ne riaient plus. Ils ont bondi hors de leur caisse, toujours arrêtée au feu rouge, chacun m’attrapant un bras. Je sens encore la pulpe de leurs doigts serrés autour de mes poignets. À la pluie de mes coups de pied a succédé la pluie de leurs menaces de mort. Aucune des dizaines de personnes qui qui sont passées par là à ce moment ne m’est venue en aide, naturellement.
Mon corps n’a pas oublié ce que ça signifie d’être une proie
La nuit a pour moi toujours été synonyme de traque, même dans l’intimité d’un foyer. À presque trente ans, je peine encore à dormir sans être arraché à mon sommeil au moindre clapotis du vent, ronron des moteurs urbains, écho qui s’élève dans l’obscurité. Parfois encore, le regard d’un inconnu s’attarde sur moi et mon coeur bat la chamade : est-ce qu’il a compris que j’étais trans ? Est-ce qu’il pense que je suis gouine ? Est-ce qu’il pense que je suis pédé ? Est-ce que je vais me faire violer, me faire casser la gueule, ou les deux ? Des terreurs qui se font de plus en plus rares, au milieu des feuilles qui bruissent dans les arbres, du silence de mort et du béton à l’odeur détrempée. Un pied après l’autre, je sonde les rares passants, je scrute le paysage : personne ne me regarde. Nul·le ne remarque ma présence. Devenir un homme, c’est devenir invisible.
Je m’arrête à cette évidence, cette connaissance nouvelle, avec étonnement. Mon corps n’a pas – encore – oublié, lui, ce que ça signifie d’être une proie. Je n’ai pas – encore – oublié la traque, le jour comme la nuit. Alors je continue de déambuler au même rythme, vision panoramique et démarche alerte. Une pensée me traverse, lancinante : dans combien de temps oublierai-je ? Dois-je forcément oublier ? Serait-ce une trahison à l’égard des femmes, mes anciennes semblables ? Oublier, est-ce devenir un homme comme les autres ? Je pense au moment où ce sera mon tour de changer de trottoir, pour ne pas effrayer celles à qui je ressemblais.
Dormir paisiblement, est-ce déjà devenir un homme comme les autres ?
Dans le même temps, j’observe avec tendresse et soulagement ma disparition, je m’enroule avec bonheur dans cette lourde et chaude cape d’invisibilité, celle qui me permet de me mouvoir dans la rue, de rentrer ivre et titubant, de vaquer sans but, sans que personne ne me remarque. Celle qui me permet de m’emparer de la nuit, laquelle a si longtemps troublé ma tranquillité et qui a si longtemps été synonyme de violence. « Peut-être que, en devenant invisible, je vais apprendre à dormir paisiblement », je me lance à moi-même. Mais peut-être que dormir paisiblement, c’est déjà avoir oublié et déjà devenir un homme comme les autres.
Je m’avance dans la nuit, donc. Je relâche progressivement la vipère que je serre au poing. Comme dans le livre d’Hervé Bazin, on ne saurait dire si elle dort, paisible, ou si la vie l’a quittée. Je crois qu’elle est simplement sonnée : elle mue, elle attend d’oublier sa vie antérieure, comme moi. Ses écailles changent de couleur et elle ne sait pas vraiment quoi faire de ce corps visqueux et neuf. Elle se meut très lentement, elle attend que ça passe, quoi que ça veuille dire. Serpent prophétique, miroir de mon passé, de mon présent et de mon avenir.
J’ai envie d’oublier et j’ai peur d’oublier, alors je l’écris pour garder une trace de la vie d’avant. Je veux peindre une image de laquelle il me sera impossible de me détourner, en temps voulu. Ainsi, lorsque je m’habituerai au confort d’être invisible, c’est-à-dire lorsque je serai tenté de m’abandonner à ce flegme orgueilleux et mou qui caractérise les hommes, je penserai toujours à cette petite estampe intérieure, cette amulette du passé : cette clé que je tenais entre mes doigts comme un poignard, autrefois.