Tal Madesta — Le privilège de l’invisibilité

Tal Madesta raconte, dans cette troisième chronique, comment sa tran­si­tion de genre lui permet d’accéder à un privilège masculin par­ti­cu­liè­re­ment appré­ciable : il cesse, peu à peu, de se sentir traqué quand il sort la nuit et peut se fondre dans le décor, se faire oublier.
Publié le 8 août 2022
Chronique Tal Madesta La Déferlante 7

Feuilles qui bruissent dans les arbres, silence de mort, béton à l’odeur détrempée. J’avance pru­dem­ment dans la morosité paisible de la rue, sous le ciel clair de la nuit. J’ai gardé mes vieux réflexes, évi­dem­ment : je me retourne à inter­valles réguliers, je serre entre mes doigts ma clé comme un modeste poignard, mon pas ne souffre pas le ralentissement. 

J’ai toujours adoré la nuit en solitaire, mais j’ai toujours eu peur d’elle aussi. Comme beaucoup, je serais bien incapable de compter le nombre de fois où j’ai été agressé, humilié, suivi, insulté, touché dans l’espace public, bien incapable d’oublier les mains qui traînent dans le métro. Les regards qui trans­percent dès qu’on les croise. Les types qui se lèchent la lèvre en me souriant. Ceux à la langue salie par les injures.

Je me souviens que je me défendais beaucoup : leurs mots, leurs gestes et leurs regards  m’étaient  insup­por­tables.  Un  jour,  deux  mecs  en  voiture  ont  fait  mine  de m’écraser lorsque je tra­ver­sais le passage piéton. Simplement pour s’amuser, sim­ple­ment pour me faire peur. Le conduc­teur a accéléré d’un coup sec, avant d’exploser de rire, entraî­nant son coéqui­pier dans ce qui leur semblait être la blague du siècle. Les hommes ont l’humour si triste et si pauvre. De rage, épuisé par ces affronts répétés, j’ai commencé à cogner la voiture, à faire pleuvoir les coups de pied sur le pare-chocs. Très vite, ils ne riaient plus. Ils ont bondi hors de leur caisse, toujours arrêtée au feu rouge, chacun m’attrapant un bras. Je sens encore la pulpe de leurs doigts serrés autour de mes poignets. À la pluie de mes coups de pied a succédé la pluie de leurs menaces de mort. Aucune des dizaines de personnes qui qui sont passées par là à ce moment ne m’est venue en aide, natu­rel­le­ment.

Mon corps n’a pas oublié ce que ça signifie d’être une proie

La nuit a pour moi toujours été synonyme de traque, même dans l’intimité d’un foyer. À presque trente ans, je peine encore à dormir sans être arraché à mon sommeil au moindre clapotis du vent, ronron des moteurs urbains, écho qui s’élève dans l’obscurité. Parfois encore, le regard d’un inconnu s’attarde sur moi et mon coeur bat la chamade : est-ce qu’il a compris que j’étais trans ? Est-ce qu’il pense que je suis gouine ? Est-ce qu’il pense que je suis pédé ? Est-ce que je vais me faire violer, me faire casser la gueule, ou les deux ? Des terreurs qui se font de plus en plus rares, au milieu des feuilles qui bruissent dans les arbres, du silence de mort et du béton à l’odeur détrempée. Un pied après l’autre, je sonde les rares passants, je scrute le paysage : personne ne me regarde. Nul·le ne remarque ma présence. Devenir un homme, c’est devenir invisible.

Je m’arrête à cette évidence, cette connais­sance nouvelle, avec éton­ne­ment. Mon corps n’a pas – encore – oublié, lui, ce que ça signifie d’être une proie. Je n’ai pas – encore – oublié la traque, le jour comme la nuit. Alors je continue de déambuler au même rythme, vision pano­ra­mique et démarche alerte. Une pensée me traverse, lan­ci­nante : dans combien de temps oublierai-je ? Dois-je forcément oublier ? Serait-ce une trahison à l’égard des femmes, mes anciennes sem­blables ? Oublier, est-ce devenir un homme comme les autres ? Je pense au moment où ce sera mon tour de changer de trottoir, pour ne pas effrayer celles à qui je ressemblais.

Dormir paisiblement, est-ce déjà devenir un homme comme les autres ?

Dans le même temps, j’observe avec tendresse et sou­la­ge­ment ma dis­pa­ri­tion, je m’enroule avec bonheur dans cette lourde et chaude cape d’invisibilité, celle qui me permet de me mouvoir dans la rue, de rentrer ivre et titubant, de vaquer sans but, sans que personne ne me remarque. Celle qui me permet de m’emparer de la nuit, laquelle a si longtemps troublé ma tran­quilli­té et qui a si longtemps été synonyme de violence. « Peut-être que, en devenant invisible, je vais apprendre à dormir pai­si­ble­ment », je me lance à moi-même. Mais peut-être que dormir pai­si­ble­ment, c’est déjà avoir oublié et déjà devenir un homme comme les autres.

Je m’avance dans la nuit, donc. Je relâche pro­gres­si­ve­ment la vipère que je serre au poing. Comme dans le livre d’Hervé Bazin, on ne saurait dire si elle dort, paisible, ou si la vie l’a quittée. Je crois qu’elle est sim­ple­ment sonnée : elle mue, elle attend d’oublier sa vie anté­rieure, comme moi. Ses écailles changent de couleur et elle ne sait pas vraiment quoi faire de ce corps visqueux et neuf. Elle se meut très lentement, elle attend que ça passe, quoi que ça veuille dire. Serpent pro­phé­tique, miroir de mon passé, de mon présent et de mon avenir.

J’ai envie d’oublier et j’ai peur d’oublier, alors je l’écris pour garder une trace de la vie d’avant. Je veux peindre une image de laquelle il me sera impos­sible de me détourner, en temps voulu. Ainsi, lorsque je m’habituerai au confort d’être invisible, c’est-à-dire lorsque je serai tenté de m’abandonner à ce flegme orgueilleux et mou qui carac­té­rise les hommes, je penserai toujours à cette petite estampe inté­rieure, cette amulette du passé : cette clé que je tenais entre mes doigts comme un poignard, autrefois.

Réinventer la famille : en finir avec le modèle patriarcal 

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°7. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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