En août 2022, une affiche du Planning familial représentant un homme enceint déchaîne les médias conservateurs et génère un flot de propos transphobes sur les réseaux sociaux. De nombreuses personnalités anti-trans alimentent la polémique et hurlent au scandale.
Flairant le bon filon, les sphères complotistes se saisissent de la thématique de la transidentité et la greffent à leurs récits habituels. Des liens s’établissent alors entre les militants anti-trans et complotistes.
C’est le point de départ de notre enquête et le début d’une veille de dix mois pour documenter les liens entre ces deux milieux très actifs sur les réseaux sociaux.Au même titre que la guerre en Ukraine, les campagnes de vaccination ou le dérèglement climatique, le sujet des transidentités est devenu une obsession de la complosphère. La propagation, depuis plusieurs années, de rumeurs fallacieuses sur la prétendue transidentité de Brigitte Macron en est un bon exemple. Faits et documents, publication mensuelle à l’origine de cette théorie et tenue par des proches du polémiste antisémite Alain Soral, en est à sa neuvième édition spéciale sur le sujet. Elle défend l’idée que l’épouse du président serait inscrite à l’état civil sous l’identité de « Jean-Michel Trogneux » – le nom du frère de Brigitte Macron.
En fouillant dans ces théories, il nous est apparu que les complotistes raccrochent le thème des transidentités à des récits préexistants. Pour certain·es d’entre elles et eux, la supposée promotion d’une « idéologie transgenre » s’inscrit dans un plan plus large de « grand remplacement », répondant aux intérêts de « Big Pharma ». Pour d’autres, elle ne serait que le résultat d’une manigance orchestrée par un prétendu « lobby trans ». Nouveauté : ces attaques sont désormais partiellement reprises dans les médias conservateurs et dans des émissions de télévision de grande écoute. « Aujourd’hui, il y a un backlash envers les personnes trans, notamment dans les médias mainstream. On le constate par l’emploi de termes qui viennent de l’alt-right américaine comme “transidentifiés”, “transactivistes” ou “lobby trans” », nous a confirmé Karine Espineira, sociologue des médias à l’université Nice-Sophia-Antipolis et à Paris 8, spécialiste des constructions médiatiques des transidentités.
DORA MOUTOT ET MARGUERITE STERN ALIMENTENT LES PANIQUES MORALES SUR LA TRANSIDENTITÉ
Lorsque nous avons contacté Marguerite Stern et Dora Moutot pour les questionner sur leurs propos et chercher à comprendre l’origine de leurs idées, elles n’ont pas souhaité donner suite. Marguerite Stern a, au passage, exposé sur son compte Instagram sa réponse à notre demande, ciblant au passage « les journalistes de gauche qui fliquent [leurs] moindres faits et gestes avec Dora ».
Nous avons terminé l’écriture de l’enquête fin octobre. Depuis, les liaisons dangereuses entre ces deux sphères n’ont cessé de s’amplifier.
Le 28 octobre, des habitant·es de Villeneuve‑d’Ascq, près de Lille, ont trouvé des tracts anti-trans dans leurs boîtes aux lettres. Sur huit pages, SOS Éducation – collectif de parents et professeurs proche des mouvements anti-avortements et de l’extrême droite – dénonce la diffusion dans les établissements scolaires d’une « idéologie transgenre », une « propagande » qui « menace la santé mentale et physique des jeunes ». Une opération orchestrée par les « lobbys LGBT+, les militants du genre et leurs alliés, cautionnés par les pouvoirs publics ».
Sur les réseaux, les théories complotistes anti-trans ont également foisonné, notamment à l’occasion de l’élection de Miss France 2024. Le 16 décembre 2023, Ève Gilles remporte la couronne. Sur X, rapidement, des messages aux relents transphobes et complotistes fleurissent à cause de ses cheveux courts : « La #MissFrance2024 ne ressemble à rien, mais elle pense bien. On parie que l’année prochaine la Miss France sera une trans ? », « LE PROBLÈME n’est pas la beauté ou la laideur de cette nouvelle élue Miss France, mais l’idéologie qui est véhiculée à travers cette “élection”. The Show Must Go On ! Et peu importe ce que les spectateurs en pensent, pourvu que l’Agenda se poursuive… », « Miss France avec les cheveux courts c’est un message. […] L’an prochain on dira iel. » Certain·es vont même jusqu’à modifier la page Wikipédia de la gagnante pour y ajouter : « C’est (le) la première femme transsexuelle élue dans Miss France » – la fausse information a rapidement été supprimée. On peut noter au passage que les termes « agenda » et « idéologie » sont des poncifs de la complosphère – et souligner que l’on parle pourtant bien d’une femme cisgenre.
Une maison d’édition d’extrême droite
Aldo Sterone, youtubeur relayant des thèses complotistes citées dans notre enquête, a continué de son côté à parler des personnes trans sous le prisme de la théorie du « grand remplacement ». Selon les adeptes de cette théorie, les personnes trans font partie du plan « remplaciste », puisqu’elles impacteraient la fertilité des femmes blanches. Le 4 décembre 2023, il partageait sur son compte X la photo d’une équipe de foot composée de jeunes hommes noirs, avec le commentaire suivant : « Fais-moi une équipe de foot trans et tu vas voir le changement de couleur. La grande stérilisation est en marche. »
Dora Moutot et Marguerite Stern ont, quant à elles, écrit un livre qui devrait paraître en avril 2024. Dans un premier temps annoncé sous le titre de Pénis de femme, l’essai devrait finalement s’intituler : Transmania. L’idéologie transgenre à la conquête du monde. Leur maison d’édition, Magnus, a été fondée par Laura Magné, une ancienne des éditions d’extrême droite Ring, et Laurent Obertone, un journaliste qui compte parmi ses faits d’armes d’avoir écrit le livre de chevet de Marine Le Pen et d’avoir été l’invité d’honneur de l’université estivae de Reconquête en 2023. Le catalogue de la maison ne laisse place à aucune ambiguïté : Papacito, youtubeur d’extrême droite – prochainement jugé pour « provocation à la haine à raison de l’origine » et « injures publiques à raison de l’orientation sexuelle » envers un maire du Tarn-et-Garonne –, ou encore Marsault, dessinateur qui a cofondé fin 2021, avec les éditeurs de Magnus, le magazine d’extrême droite La Furia.
L’élan complotiste et transphobe semble loin de s’essouffler. Et ces propos, véhiculés de plus en plus massivement, ont un impact négatif et grandissant sur la vie de certaines personnes concernées. Ils viennent renforcer une transphobie déjà bien présente en France comme à l’étranger – ce phénomène n’est pas franco-français mais peut être analysé dans d’autres pays, comme les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni ou encore l’Argentine. Parmi les nombreux témoignages de personnes blessées que nous avons pu recueillir, celui de Lexie, du compte Instagram @aggressively_trans, résume toutes les conséquences de ces discours haineux : « Lire tous les jours que je serais “un pédophile”, et savoir que certains pensent immédiatement cela en me voyant, a un impact très concret sur mon estime de moi. »
L’enquête « Complotisme et transphobie, l’alliance des haines » est disponible en intégralité sur notre site pour les abonné·es.
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