Transphobie et complotisme, les coulisses d’une enquête

Dans le prochain numéro de La Déferlante – en librairie le 1er mars et actuel­le­ment en prévente sur notre site – les jour­na­listes Perrine Bontemps et Victor Mottin signent une enquête sur les liens de plus en plus assumés entre les discours com­plo­tistes et anti-trans. Un phénomène inquié­tant, tant par son ampleur que par la violence qu’il engendre à l’encontre des personnes concer­nées. Dans cette news­let­ter, tous deux reviennent sur ce travail d’investigation.
Publié le 23 février 2024
Transphobie et complotisme, l'alliance des haines
Crédit illus­tra­tion : Lucile Gautier pour La Déferlante

En août 2022, une affiche du Planning familial repré­sen­tant un homme enceint déchaîne les médias conser­va­teurs et génère un flot de propos trans­phobes sur les réseaux sociaux. De nom­breuses per­son­na­li­tés anti-trans ali­mentent la polémique et hurlent au scandale.

Flairant le bon filon, les sphères com­plo­tistes se sai­sissent de la thé­ma­tique de la tran­si­den­ti­té et la greffent à leurs récits habituels. Des liens s’établissent alors entre les militants anti-trans et complotistes.

C’est le point de départ de notre enquête et le début d’une veille de dix mois pour docu­men­ter les liens entre ces deux milieux très actifs sur les réseaux sociaux.Au même titre que la guerre en Ukraine, les campagnes de vac­ci­na­tion ou le dérè­gle­ment cli­ma­tique, le sujet des tran­si­den­ti­tés est devenu une obsession de la com­plo­sphère. La pro­pa­ga­tion, depuis plusieurs années, de rumeurs fal­la­cieuses sur la prétendue tran­si­den­ti­té de Brigitte Macron en est un bon exemple. Faits et documents, publi­ca­tion mensuelle à l’origine de cette théorie et tenue par des proches du polémiste anti­sé­mite Alain Soral, en est à sa neuvième édition spéciale sur le sujet. Elle défend l’idée que l’épouse du président serait inscrite à l’état civil sous l’identité de « Jean-Michel Trogneux » – le nom du frère de Brigitte Macron.

En fouillant dans ces théories, il nous est apparu que les com­plo­tistes rac­crochent le thème des tran­si­den­ti­tés à des récits pré­exis­tants. Pour certain·es d’entre elles et eux, la supposée promotion d’une « idéologie trans­genre » s’inscrit dans un plan plus large de « grand rem­pla­ce­ment », répondant aux intérêts de « Big Pharma ». Pour d’autres, elle ne serait que le résultat d’une manigance orches­trée par un prétendu « lobby trans ». Nouveauté : ces attaques sont désormais par­tiel­le­ment reprises dans les médias conser­va­teurs et dans des émissions de télé­vi­sion de grande écoute. « Aujourd’hui, il y a un backlash envers les personnes trans, notamment dans les médias mains­tream. On le constate par l’emploi de termes qui viennent de l’alt-right amé­ri­caine comme “tran­si­den­ti­fiés”, “tran­sac­ti­vistes” ou “lobby trans” », nous a confirmé Karine Espineira, socio­logue des médias à l’université Nice-Sophia-Antipolis et à Paris 8, spé­cia­liste des construc­tions média­tiques des transidentités.


DORA MOUTOT ET MARGUERITE STERN ALIMENTENT LES PANIQUES MORALES SUR LA TRANSIDENTITÉ


À l’origine can­ton­nées aux sphères com­plo­tistes, ces idées sont aujourd’hui en partie relayées par des per­son­na­li­tés anti-trans, comme les deux mili­tantes Dora Moutot et Marguerite Stern, ou par des membres du très contro­ver­sé Observatoire de la petite sirène, par exemple. Ces personnes réfutent les accu­sa­tions de trans­pho­bie ou de com­plo­tisme qui sont portées contre elles. Pourtant, en col­lec­tant et en analysant leurs publi­ca­tions sur les réseaux sociaux, nous avons constaté qu’elles ali­mentent toutes les paniques morales récentes autour de la tran­si­den­ti­té : la croyance que les mineur·es pour­raient tran­si­tion­ner à leur guise, une supposée invi­si­bi­li­sa­tion des droits des femmes par les personnes trans (comme avec l’affiche du Planning familial) ou encore l’idée que l’industrie phar­ma­ceu­tique pro­fi­te­rait de « l’idéologie tran­sac­ti­viste » pour s’enrichir. Autant de théories qui ne reposent sur aucune preuve et encou­ragent le rejet pur et simple des personnes trans.

Lorsque nous avons contacté Marguerite Stern et Dora Moutot pour les ques­tion­ner sur leurs propos et chercher à com­prendre l’origine de leurs idées, elles n’ont pas souhaité donner suite. Marguerite Stern a, au passage, exposé sur son compte Instagram sa réponse à notre demande, ciblant au passage « les jour­na­listes de gauche qui fliquent [leurs] moindres faits et gestes avec Dora ».

 

Lucile Gautier pour La Déferlante

Lucile Gautier pour La Déferlante

 

Nous avons terminé l’écriture de l’enquête fin octobre. Depuis, les liaisons dan­ge­reuses entre ces deux sphères n’ont cessé de s’amplifier.

Le 28 octobre, des habitant·es de Villeneuve‑d’Ascq, près de Lille, ont trouvé des tracts anti-trans dans leurs boîtes aux lettres. Sur huit pages, SOS Éducation – collectif de parents et pro­fes­seurs proche des mou­ve­ments anti-avortements et de lextrême droite – dénonce la diffusion dans les éta­blis­se­ments scolaires d’une « idéologie trans­genre », une « pro­pa­gande » qui « menace la santé mentale et physique des jeunes ». Une opération orches­trée par les « lobbys LGBT+, les militants du genre et leurs alliés, cau­tion­nés par les pouvoirs publics ».

Sur les réseaux, les théories com­plo­tistes anti-trans ont également foisonné, notamment à l’occasion de l’élection de Miss France 2024. Le 16 décembre 2023, Ève Gilles remporte la couronne. Sur X, rapi­de­ment, des messages aux relents trans­phobes et com­plo­tistes fleu­rissent à cause de ses cheveux courts : « La #MissFrance2024 ne ressemble à rien, mais elle pense bien. On parie que l’année prochaine la Miss France sera une trans ? »« LE PROBLÈME nest pas la beauté ou la laideur de cette nouvelle élue Miss France, mais lidéologie qui est véhiculée à travers cette électionThe Show Must Go On ! Et peu importe ce que les spec­ta­teurs en pensent, pourvu que lAgenda se poursuive »« Miss France avec les cheveux courts c’est un message. [] L’an prochain on dira iel. » Certain·es vont même jusqu’à modifier la page Wikipédia de la gagnante pour y ajouter : « Cest (le) la première femme trans­sexuelle élue dans Miss France » – la fausse infor­ma­tion a rapi­de­ment été supprimée. On peut noter au passage que les termes « agenda » et « idéologie » sont des poncifs de la com­plo­sphère – et souligner que l’on parle pourtant bien d’une femme cisgenre.

Une maison d’édition d’extrême droite

 

Aldo Sterone, youtubeur relayant des thèses com­plo­tistes citées dans notre enquête, a continué de son côté à parler des personnes trans sous le prisme de la théorie du « grand rem­pla­ce­ment ». Selon les adeptes de cette théorie, les personnes trans font partie du plan « rem­pla­ciste », puisqu’elles impac­te­raient la fertilité des femmes blanches. Le 4 décembre 2023, il par­ta­geait sur son compte X la photo d’une équipe de foot composée de jeunes hommes noirs, avec le com­men­taire suivant : « Fais-moi une équipe de foot trans et tu vas voir le chan­ge­ment de couleur. La grande sté­ri­li­sa­tion est en marche. »

Dora Moutot et Marguerite Stern ont, quant à elles, écrit un livre qui devrait paraître en avril 2024. Dans un premier temps annoncé sous le titre de Pénis de femme, l’essai devrait fina­le­ment s’intituler : Transmania. Lidéologie trans­genre à la conquête du monde. Leur maison d’édition, Magnus, a été fondée par Laura Magné, une ancienne des éditions d’extrême droite Ring, et Laurent Obertone, un jour­na­liste qui compte parmi ses faits d’armes d’avoir écrit le livre de chevet de Marine Le Pen et d’avoir été l’invité d’honneur de l’université estivae de Reconquête en 2023. Le catalogue de la maison ne laisse place à aucune ambiguïté : Papacito, youtubeur d’extrême droite – pro­chai­ne­ment jugé pour « pro­vo­ca­tion à la haine à raison de l’origine » et « injures publiques à raison de l’orientation sexuelle » envers un maire du Tarn-et-Garonne –, ou encore Marsault, des­si­na­teur qui a cofondé fin 2021, avec les éditeurs de Magnus, le magazine d’extrême droite La Furia.

L’élan com­plo­tiste et trans­phobe semble loin de s’essouffler. Et ces propos, véhiculés de plus en plus mas­si­ve­ment, ont un impact négatif et gran­dis­sant sur la vie de certaines personnes concer­nées. Ils viennent renforcer une trans­pho­bie déjà bien présente en France comme à l’étranger – ce phénomène n’est pas franco-français mais peut être analysé dans d’autres pays, comme les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni ou encore l’Argentine. Parmi les nombreux témoi­gnages de personnes blessées que nous avons pu recueillir, celui de Lexie, du compte Instagram @aggressively_trans, résume toutes les consé­quences de ces discours haineux : « Lire tous les jours que je serais “un pédophile”, et savoir que certains pensent immé­dia­te­ment cela en me voyant, a un impact très concret sur mon estime de moi. »

L’enquête « Complotisme et trans­pho­bie, l’alliance des haines » est dis­po­nible en inté­gra­li­té sur notre site pour les abonné·es.

 

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AVORTER : UNE LUTTE SANS FIN

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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